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18 décembre 2012

Complainte du bibliothécaire

fond1Je suis de ceux dont on oublie rapidement le visage, retranché que je suis à la fois derrière cet austère bureau métallique sans goût et l'ordinateur qui me donne une contenance. Pourtant, du haut de mon modeste siège réglementaire, j'ai derrière moi des siècles de littérature, devant moi quelques minces décennies me séparant de l'oubli. Je les connais, ces livres. Chaque jour je les trie, les numérote, les classe. Respectueusement posés dans leur chariot, ils rejoignent quotidiennement leur place après que j'ai validé leur retour. Ces ouvrages partagent durant quelques semaines votre quotidien. Sachant qu'ils sont anonymes vous les investissez, les considérant comme vôtre. Ils partagent vos trajets en train, votre bain, parfois votre lit. Dieu et moi savons qu'ils ont été témoins de vos ébats et de vos cris de jouissance. Vous les cornez, les tâchez de café, y oubliez une liste de courses, un ticket de métro, une ordonnance qui servent de marque-page passager. Et moi à leur retour je ressuscite leur virginité. Et mes livres sont de nouveau disponibles pour investir une nouvelle pièce de vie. Certains d'entre eux, hélas, sont là depuis longtemps, trop longtemps. Ils flétrissent et se morfondent en attendant que vous leur donniez sens. Là ils ne sont rien, ou si peu, de plus qu'un savant ordonnancement de taches d'encre sur des épaisseurs de papier. Ceux-là me font mal mais je me force à ne pas les oublier. Je les mets en avant sur le présentoir, comme un proxénète répartit ses filles sur les trottoirs fréquentés.

D'autres ont à peine le temps d'être reposés qu'ils repartent déjà vers un autre Ce sont souvent les mêmes, les meilleurs rarement. Ils permettent d'assez bien jauger la qualité de mes lecteurs, lesquels recherchent davantage une fleur de lotus « qui fait perdre la mémoire » qu'une faille dans le granit de leurs certitudes. Du rôle de proxénète me voici investi dans celui de Lotophage fournissant la fleur qui fait perdre la mémoire en les projetant dans la vie facile d'un autre. Cela me chagrine, qui crois à une littérature fondamentalement déracinante. On se conforte dans un livre, on oublie, on est bercé. Mais on ne pense pas. Surtout ne pas penser.

Là, réfugié dans mon temple au milieu d'une troupe de profanes vulgaires qui fonctionnent, je suis le dernier à vouer ma vie à la littérature. Celle dont la plume éventre, émeut, remet en question notre existence. Ma vie passe doucement, elle est ponctuée d'événements tantôt tristes comme cette lectrice récemment décédée qui nous a légué toute sa bibliothèque ou cet adolescent ancien gosse passant ses après-midis à lire, qui ne me regarde plus désormais, l'oeil torve rivé à l'écran de l'ordinateur mis à la disposition des inscrits pour gonfler le nombre d'adhérents ; parfois agréables comme l'ondoyante chevelure de Mélanie qui vient régulièrement chercher de nouvelles lectures. Son sourire éclaire mes journées mais je la sens malheureuse dans le fond. Il n'y a que les gens pessimistes qui aiment profondément la littérature, et elle l'aime, vraiment, sans condition. Ses points de vue sont toujours pertinents, sans un mot de trop. J'aimerais la revoir, je dois lui dire. Lui dire silencieusement à quel point je la trouve belle. Mais je n'ose pas, pour le moment, je reste à ses yeux l'anonyme fonctionnaire qui range les livres, nous n'appartenons pas au même monde. Elle est de celui qui vit, qui grouille, branloire pérenne insaisissable, tandis que je suis le gardien d'une mémoire morte, le médecin des voix graves qui se sont tues. Bientôt je partirai, très vite. Vingt-cinq ans, trente ans, le temps d'un éclair, celui de laisser derrière moi quelques heures de joie et peut-être une belle famille. Peut-être Mélanie deviendra celle qui m'accompagnera, qui sait ? Mais cette mémoire que j'entretiens quotidiennement ne s'éteindra jamais. Fluctuant, éternellement muet mais hurlant sa colère, teintée de cette écoeurante odeur de mauvaise moquette, mon silencieux royaume trouvera peut-être un nouveau dépositaire digne de confiance qui saura le faire vivre avec le même amour.

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2 janvier 2011

Tu veux ou tu veux pas ?

balance

Lequel d'entre nous peut se targuer d'avoir lu la Bible en entier, in extenso ?
Certainement pas moi, qui suis un piètre chrétien mais un vrai, je l'espère, lettreux. Je ne l'ai pas lue de la Genèse à l'Apocalypse directement, mais par morceaux, et probablement dans son intégralité, ou peu s'en faut. Et depuis quelques jours me revient, c'est assez rare pour être signalé, un passage de l'Apocalypse, devenu dans une certaine mesure un proverbe: "
Dieu vomit les tièdes".
Recontextualisons:"Je connais tes oeuvres. Je sais que tu n'es ni froid ni bouillant. Puisses-tu être froid ou bouillant ! Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n'es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche." (Ap. , 3, 15-16). Une parole parmi les plus intransigeantes qu'il soit donné de lire, à mon avis, car en prenant le temps d'y réfléchir, de la "mascher", comme dirait Michel, cette parole, je vois que cette injonction implicite me frappe parce que je suis un tiède par excellence. Nous le sommes tous, mais tous nous avons tort.
Ca veut dire quoi, être tiède ? Les proverbes ont cela d'amusant qu'ils pourraient exister par couples antinomiques. A celui qui vomit les tièdes pourrait être associé celui qui ménage la chèvre et le chou, celui qui fait acte de tempérance, de moyen terme, de négociation. Le tiède pourrait être celui ou celle qui, faute d'hésiter, ne fait rien, ou choisit mollement, de manière indécise, regrettant déjà le choix qu'il vient de faire en sachant malgré tout qu'il/elle aurait aussi regretté l'autre alternative s'il/elle l'avait choisie. Et après tout, "c'est compliqué."
Ne nous demande t-on pas tous les jours d'être tiède ? Plus le temps passe, et les quelques années qui m'ont été données sont bien peu nombreuses pour avoir une vue intelligente, mais dans un monde qui nous offre le beurre et l'argent du beurre, n'avons-nous pas tendance nous aussi à vouloir jeter, dans nos choix, le bébé avec l'eau du bain ? 
Etre froid ou bouillant. Quelle belle image pour désigner celui qui sait ce qu'il veut et qui assumera ses choix ! Cela implique énormément de choses, et de conséquences. Ou plutôt, non, cela n'en implique qu'une, justement, et l'unicité est quelque chose qui effraie les gens. Choisir, c'est renoncer. Et plus ça va, plus je m'aperçois de cette indolence naturelle qui me pousse à ne pas choisir de peur d'avoir à renoncer. Du coup je ne choisis pas, je ne renonce pas, et forcément je ne fais rien. Alors prendre conscience d'un travers est un premier pas dans sa correction, et si cette année 2010 fut tellement marquée par de grandes nouvelles, tant bonnes que mauvaises, s'il est possible que ces deux mots veuillent bien dire quelque chose, c'est justement parce que 1/ Je m'efforce d'être froid ou bouillant; et 2/ Je récolte, par réaction, ce que j'ai semé.

J'y arrive, enfin, un exemple parmi tant d'autres: on m'a récemment reproché d'avoir "jugé" une situation (ou plutôt non, une personne, alors que je parlais d'une situation. Remarque intéressante), alors que je me contentais de donner mon avis dessus. Avis qui était certes affirmatif, ou plutôt négatif en l'occurence, mais qui situait bien le fond de ma pensée. J'oublie de préciser qu'on ne me l'avait pas demandé, cet avis, mais que la personne en question venait de me faire un état des lieux, si je puis dire, d'une histoire que je ne connaissais, hélas, que trop bien, alors que rien ne la forçait à le faire. Je me suis donc senti obligé de dire ce que j'en pensais. Dire ce que l'on pense, est-ce juger ? Je pense que telle chose est bonne, ou telle autre mauvaise, vue dans le ridicule oeil-de-boeuf embrumé que l'on appelle conscience, tellement éloigné de la totalité du problème que l'interlocutrice avait eu la bonté de soumettre à ma sagacité, et répondre cela, de manière argumentée par l'embrumée sus-dite conscience a été jugé inconvenant dans la mesure où je "jugeais". Dire, c'est juger. Préférer un café à un thé, c'est juger que de l'eau chaude trempée dans de la mauvaise herbe est quelque chose de dégueulasse; dire "là, d'après les données que j'en ai, à mon sens tu vas droit dans un mur" c'est aussi juger, oui forcément.
Oui. Et ?

Tous se passe aujourd'hui comme si la tiédeur était un postulat des relations humaines. Le terme plus exact qu'aurait pu employer ma courroucée interlocutrice eût pu être "tu penses", verbe dont la magnifique étymologie renvoie, si mes souvenirs sont bons, au verbe "peser", dont il est un dérivé savant. Penser, c'est peser le pour et le contre. Et cela, apparemment, dans la tiédeur qui nous environne, semble ne pas être de bon ton. De sorte que nécessairement, celui qui nous demande le froid ou le bouillant déstabilise (ne marche-t-on pas par déséquilibre ?) parce qu'il oblige à franchir un Rubicon, et qu'il pourrait être difficile de bénéficier du pack, du forfait, du beurre et de l'argent du beurre. La fuite, je m'en aperçois, est la solution la plus communément admise. Cela est désagréable dans la mesure où si la question nous tient à coeur, cela nous oblige à réitérer notre demande, une seconde fois, à reformuler, à nuancer, à préciser, puis à discutailler, à procrastiner, à aigrir et à s'exaspérer alors qu'un simple OUI ou NON aurait suffi. Les mauvaises raisons sont aussi des réponses fréquentes, celles auxquelles on a envie de dire "aaah, oui d'accord, mais ce n'est pas du tout, mais alors absolument pas du tout cela que je te demandais !" Une variante, finalement.
Alors que faire ? Accepter les gens comme ils sont, avec leurs peurs et leurs incertitudes tout en ayant le courage de dire "stop" si cela parasite la communication;  s'accepter tel que l'on est avec nos points noirs, nos coups de flip et les terrains sur lesquels on se sent carrément boueux. Et vomir les tièdes une fois après les avoir pris en bouche et jugé de leur train.
Portez vous bien les gens, merci d'avoir suivi jusqu'au bout cette logorrhée cathartique. Consolez vous avec une belle représentation de balance, bien équilibrée pour le coup.

 

27 juin 2011

Ces bons élèves qu'on flingue

medium_bonnet-d_ane

"Les bons élèves, ils s'en sortent toujours ! "
Oui, ça c'est l'un des poncifs les plus stupides qui soient, et hélas l'un de ceux qu'on entend le plus souvent.

Aujourd'hui, réunionnite supplémentaire. Ordre du jour: les oraux d'histoire de l'art en troisième, nouvelle épreuve qui sanctionne les candidats au brevet sur une analyse d'oeuvre ou de thème portant sur l'art du vingtième siècles. Divisés en groupes de deux ou trois, et répartis selon les collègues, chaque groupe doit à la fin de l'année présenter leur production à un jury constitué de deux enseignants autres que leurs tuteurs.
Ce fut catastrophique. Des productions minables, aucune réflexion, du copier/coller débile, pas de travail... Les élèves qui ne se sont pas investis ont récolté des notes de merde. Et ont été mis en place pour ces cancres des "sessions de rattrapage" pour pallier la paresse de ces gens-là, sous prétexte du caractère inédit de l'épreuve, de la sévérité de certains jurys (celui clairement visé était constitué d'un collègue et de moi-même, "je savais que ça allait casser", a conclu notre directeur...), de la présence d'oraux de rattrapage au baccalauréat... donc ces élèves-là ont récolté une note au final plutôt bonne (15 à peu près) compte tenu du copier/coller merdique qu'ils avaient fait, tandis que ceux qui avaient joué le jeu et travaillé pour de bon sont restés avec leur note, entre 15 et 17 en général.
Quelle leçon tirer de tout cela ?
- il vaut mieux, et je ferais pareil à leur place, ne rien foutre et assurer un rattrapage en bossant une soirée la veille de l'épreuve.
- j'ai noté certains candidats et le temps que j'ai perdu à estimer leurs productions a été tenu comme négligeable.
- les élèves qui sont sérieux ont été lésés.

Et c'est cela qui me semble le plus représentatif de notre médiocrité actuelle: les bons élèves paient pour les mauvais, ils sont inévitablement tirés vers le bas en vertu, et je dirais presque à cause, de leur capacité à intégrer vite et bien les informations, de leur régularité dans le boulot, de leur investissement personnel. Un bon élève, par exemple, est toujours placé à côté d'un agitateur, "ça le canalise". Certes, mais quel est le prix à payer pour celui qui se coltine le branleur d'à côté ? Cela est un exemple parmi tant d'autres. Au lieu de cultiver le goût de l'effort, on rabaisse l'effort à n'être plus qu'un dédain. On en vient à se féliciter de ce qu'un élève tienne bien son cahier, et même à lui donner une note pour cela. Au lieu de confronter l'apprenant à sa difficulté, on aplanit la difficulté.
Entendons-nous bien: progresser par paliers, monter le niveau progressivement est une bonne chose, et c'est ce qu'il faut. Le but du jeu n'est pas de dégoûter l'apprenant. Mais se contenter des quelques miettes qu'il daigne, car on est dans le règne du dédain (dé-dignare, ne pas juger digne de), nous jeter et se voir remis en question dans ses exigences fait partie de ces insultes qui me donnent envie de changer de boulot et de partir élever des chèvres.

Est-il étonnant de voir proliférer un tel manque de conscience de l'Autre, nous ne parlons même plus de respect, si l'Autre n'est pas en mesure de faire valoir ce qui est normal et ce qui ne l'est pas ? S'il est normal à quinze ans de rendre un torchon à deux enseignants et de se voir encouragé dans ce mépris (participe passé substantivé de mal-prendre, mal-appréhender, au sens physique du terme), comment l'adulescent devenu adulte comprendra t-il qu'il est mal de violer une joggeuse ? Faut-il que ce soit la justice qui doive confronter les gens à leurs actes, sous couvert de "l'institution qui est faite comme ça" ou de "il faut être indulgent" ?
Les deux choses sont-elles tellement différentes ? Je commence à en douter, en voyant le mammouth s'engluer dans le marécage qu'il s'est créé à force de piétiner.
Et ceux qui jouent le jeu continuent de se faire enfler. 

30 décembre 2010

Ce mol oreiller

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Voilà près de deux mois que je n'ai pas mis à jour ce blog, cela commence à faire, alors que je m'étais promis d'être plus régulier et plus cohérent dans l'avancée de ce "travail".
Certes, le boulot me prend beaucoup de temps. Et le soir, après une journée de collège, je n'ai pas trop la tête à chercher une idée accrocheuse et pertinente à développer à l'attention du rare public qui me fait le plaisir de lire ces lignes.
Bien entendu, sans faire étalage de ma vie privée, les dernières semaines ont été marquées par une séparation, qui s'est certes faite avec douceur et intelligence, mais il s'agit quand même de quelque chose d'important qui prend du temps et de l'énergie, dans tous les sens du terme: énergie matérielle, énergie émotionnelle, énergie pour arrondir les angles, pour maintenir les choses dans une cohérence... Ce n'est pas évident, d'autant plus que je n'ai pas été célibataire depuis plus de neuf ans. Ce sont des balises à trouver, des fonctionnements à acquérir.
Il est vrai que le niveau scolaire des élèves qui m'ont été confiés est extrêmement bas. Plus ça va, et plus je m'écarte du discours néo-conservateur, du "c'était mieux avant", que j'avais pris l'habitude de clamer; de telle sorte qu'il n'est pas nécessaire de travailler énormément pour leur apporter de la matière

Qui veut faire quelque chose trouve un moyen; qui ne veut rien faire trouve une excuse. Et des excuses, je pourrais en trouver à la pelle pour justifier l'inexactitude de ce que mon ami François me disait hier soir: à ne rien faire, on s'encroûte, on perd les quelques rares qualités que la nature a eu la bonté de nous dispenser. Et je mesure, une fois la mauvaise foi reléguée au placard, à quel point il avait raison et tout ce que j'ai pu perdre en l'espace de quelques mois:

- En acuité d'écriture, je trouve mes phrases lourdes et pataudes, elles viennent avec peine, s'enchaînent sans grâce et difficilement...
- En curiosité intellectuelle, les sites de littérature, de musique, les magazines culturels devenant de plus en plus rares à la maison. De plus en plus, je me demande quoi lire

- En rigueur dans mon boulot, me contentant d'à peu près, de gros plans esquissés à la hâte... Mes cours ne sont pas nuls, les élèves en tirent toujours du savoir, mais je m'aperçois qu'ils n'en tirent
que cela, alors qu'un bon cours doit avant tout susciter la Curiosité.

- En renouvellement d'acquis: j'ai l'impression d'oublier plein de trucs, de ne pas relire assez mes classiques ou mes gros cours de grammaire. J'hésite sur certains trucs qui ne m'auraient posé aucun problème il y a ne serait-ce que deux ans. Même peur par moments des questions d'élèves, alors que jusque là elles ne me posaient pas problème. Non que j'avais réponse à tout, loin de là, mais j'ai presque la flemme, maintenant, de chercher la réponse !

Autant être clair: je m'empâte, je me conforte dans la paresse, et je procrastine, comme dirait mon ami John, je perds mon temps avec des choses sans intérêt. Il faut voir le verre à moitié plein, ceci dit: une lecture stimulante m'accaparera aussi intensément que par le passé, et les bons réflexes reviennent très vite, il suffit de peu de choses pour que les connections se refassent aussi rapidement... mais il y a du travail, et j'ai du temps. On arrive toujours trop tard, et tout est déjà fait, comme disait l'autre.
Donc se fixer, la nouvelle année arrivant est un point de départ on ne peut plus symbolique, des objectifs intelligents: me remettre à écrire, et sur un vrai support (autre chose que ce blog); me remettre à la lecture de classiques; me tenir à plus de rigueur dans mes cours pour qu'ils redeviennent encore plus intéressants et retrouver cette sensation délicieuse d'une classe suspendue à vos lèvres, non parce que vous dites quelque chose de formidable mais parce qu'ils sentent (et en quoi ils ne sont pas plus bêtes que nous l'étions) que ce qu'on leur raconte passionne celui qui le raconte, et que donc cela doit revêtir un certain intérêt...
Voilà quelques chantiers à entamer, et ce dès aujourd'hui. 

 

13 septembre 2010

Sur une page du Quichotte

5ikr2mucAu début, Don Quichotte, ça me soûlait: il est interminable, ce livre, et dans le cadre d'une agreg au programme démesuré, je n'avais pas le temps de m'extasier, il fallait y aller efficacement. Et puis il faut suivre, il est plein de digressions (on pourrait presque dire que le Quichotte n'est qu'une digression, mais c'est un autre problème), de formules alambiquées, de références complexes...
D'ailleurs, quand on évoque ce roman aux gens, l'épisode qui ressort de manière quasi-systématique, c'est le combat de Don Quichotte contre les moulins. A vrai dire, il semblerait presque que l'oeuvre se réduise à ce passage d'une dizaine de pages !

Pourquoi ?
Il y a des moments bien plus amusants, représentatifs, narrativement plus riches, plus fournis... Et la sagesse populaire n'a retenu que cette petite anecdote. Pour rappel, nous sommes au début de l'oeuvre, lors de la deuxième sortie de Don Quichotte, accompagné cette fois-ci de son écuyer Sancho. Pressé d'en découdre avec les bandits et autres monstres pour prouver à la noble dame Dulcinée du Toboso ce dont il est capable, notre manchègue loue la "fortune" de lui faire rencontrer "trente ou quelque peu plus de démesurés géants" qu'il s'agira de mettre à terre pour accumuler des "richesses" nécessaires à la guerre. Malgré les avertissements du sage Sancho, qui ne voit là que "des moulins à vent et ce qui semble les bras sont des ailes", Don Quichotte, avec une formule méprisante pour son écuyer, se jette à l'assaut de ces "couardes et viles créatures", lesquelles, évidemment, jettent à terre le brave Rossinante et son cavalier, "qui s'en furent rouler un bon espace parmi la plaine."
Secouru par le brave Sancho, Don Quichotte ne démord pas de son point de vue, dans la mesure où "les choses de la guerre sont plus que d'autres sujettes à de continuels changements" et accuse le sage Freston d'avoir transformé les géants en moulins, "pour me frustrer de la gloire de les avoir vaincus * " 

Bien. Un épisode burlesque, amusant, ridicule, typique et annonciateur du triste destin du chevalier de la Manche. Un passage qui ouvre la deuxième sortie du "héros" tout en permettant au lecteur de prendre la mesure de la folie de Don Quichotte et du génie de Cervantes.
Il pourrait être bon de penser que si ce moment des aventures reste dans la mémoire populaire, ce n'est pas pour rien. J'aurais presque tendance à croire que ces petits récits qui imprègnent la mémoire font écho à une expérience commune, à une résonance universelle. Ne serait-ce pas une définition du mythe ?
Pourquoi Don Quichotte, pourquoi des moulins ? Peut-on y associer une comparaison avec Ulysse plantant l'oeil du cyclope avec un mat, envoyant tout son art au coeur de la sauvagerie, de la même manière que notre chevalier se heurtant à la réalité ? Quelle réalité ?
Plus un objet est lointain et familier à la fois, éloigné de notre quotidien mais imaginairement proche, plus il est facile d'y associer une symbolique malléable. Chacun peut, ainsi, faire le moulin qu'il souhaite. Un tel y verra la fortune, tel autre un amour, transformant ainsi un désir en un élément concret, prenable, abordable... Il est à noter que la réalité du chevalier ne se situe pas ailleurs qu'en lui-même. Il porte en lui-même son interprétation du monde; son regard, bien que soi-disant faussé (car quelle crédibilité accorder aux narrateurs du Quichotte) est cohérent, et ses paroles suivent. Maître de lui comme de l'univers, il ne craint pas de se confronter à son désir pour en tirer des richesses. 
Faisons-nous, vous et moi, autre chose ?
Ne fantasmons-nous pas notre univers ? Ne voulons-nous pas plier les choses, les gens, notre boulot... à la vision réifiante que nous portons sur eux ? Vous qui me lisez, lisez-vous un critique, un écrivain, un petit enseignant minable, un artiste potentiel ? Les choses ne sont elles pas autre chose que le regard que nous portons sur elles ? Les projections que Quichotte fait sur ces monuments de pierre et de tissu n'en font-elles pas des géants ? 
Et vouloir réduire l'autre à ce que l'on veut qu'il soit, ou ce qu'on veut y projeter symboliquement (assurance, protection, tendresse infinie, sécurité, amour...) n'est-ce pas revenir à transformer des moulins en géants ? Plus je grandis, plus je me prends des claques, je vois les autres autour de moi, plus je vois des chevaliers voir des moulins.
A ce moment-là, il me plaît à penser que Don Quichotte a raison. Non de vouloir ramener l'univers à son aune, mais de foncer vers ces géants, de vouloir faire coïncider ses désirs avec ses réalités. De ne plus voir au loin un mirage de bonheur mais de foncer vers ce qui lui semble cohérent, tête baissée. Don Quichotte a lu Sénèque: "ce n'est pas parce que les choses sont difficiles qu'on n'ose pas les faire, c'est parce qu'on n'ose pas les faire qu'elle sont difficiles."
Don Quichotte ose, et s'éclate la gueule, littéralement, lui et son canasson. Son désir n'est pas la réalité, c'est normal. L'autre, fût-ce un conjoint, un boulot, un rêve... n'est pas conforme, ne peut pas être conforme aux projections rassurantes que nous faisons sur elles. Dans un sens c'est rassurant: nous savons à quoi nous en tenir. Mais c'est en même temps terriblement angoissant: comment vivre dans un monde débarrassé de ces repères que nous nous créons ? Dans un monde où finalement l'herbe ne sera pas nécessairement plus verte dans le pré d'à côté ? Et faut-il mieux admirer de loin ces moulins à vent sans oser s'y confronter, restant ainsi dans une tension somme toute rassurante, ou faut-il comme Don Quichotte foncer tête baissée confronter le désir à la réalité, quitte à ce que l'écart entre l'un et l'autre nous laisse aussi "rouler un bon espace parmi la plaine" ?

Beaucoup de questions dans ce billet, peu de réponses. Je ne  joue pas au sage mystérieux: je n'ai pas de réponse toute faite. J'ai mon avis, mes réponses, mes conclusions après mes expériences, mes déceptions, y compris de celles qui donnent un coup de poing au ventre en empêchant de reprendre son souffle. Mais loin de moi l'idée de vous les donner, ces réponses. Elles me regardent, et elles n'ont aucun sens si vous ne cherchez pas pas les vôtres. Tout en sachant que la réponse finale sera provisoire, dans la mesure où elle sera prononcée sur notre lit de mort. C'est là tout le bonheur que je nous souhaite. Je laisse la dernière réponse de Don Quichotte: "Ma nièce, je me sens proche de la mort, et je voudrais bien qu'elle fût d'une façon qui donnât à entendre que ma vie n'avait pas été si mauvaise que le nom de fou m'en demeurât: car encore que je l'aie été en cette vie, je ne voudrais point confirmer cette vérité à ma mort.** "


*édition Folio, (magnifique) traduction d'Oudin, revue par Cassou, pages 113 à 115, volume 1.
**: volume 2, p. 595.

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10 juillet 2013

Eluard mon amour

Non, je plaisante, évidemment. 
C'est particulier, la poésie, elle met à défi les verticalités d'écriture. On ne la lit pas de manière horizontale comme le reste. Les mots sont là pour signifier leur insignifiance, et sont chacun une explosion de sens différent. Nous, lecteur, assistons à une nébuleuse de significations, et peinons pour croiser les étincelles et donner à cette valse de sens un semblant de cohérence. A cet égard, Capitale de la douleur est un vrai défi à ma rationalité cartésienne. N'aimant pas les choses obscures, j'ai du mal à lâcher le guidon, à laisser la sensibilité prendre le dessus. 
Et il ne faut pas, non plus, Pleasure is Failure, il faut ficher, synthétiquement, encercler, regrouper, trouver des thèmes communs... Plein de rubis pour une bonne dissertation bien carrée avec de super citations qui feront bon genre.

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Inscription au CNED, cours... Les choses se profilent. La plus long combat sera celui contre moi-même. Une fois de plus, pour atteindre une sorte de délivrance. Des "délivrances comme au son des clairons ordonnant au cerveau de ne plus se laisser distraire par les masques successifs et féminins d'un hasard d'occasion aux prunelles des haies"


Dans moins de deux heures, nous prenons l'avion pour la Grèce. Santorin, puis Paros. Voir le soleil se noyer dans son sang qui se fige, déambuler dans les ports blancs et bleus, se laisser déborder par cette chaleur verte... Retour à Paris dans une semaine.

21 août 2010

Et pour 3500 euros, on vous enlève Mamy !

DcoLes idées se présentant à nous de la manière souvent la plus saugrenue, c'est en prenant ma douche que m'est revenue une conversation que j'avais eue avec mon ami John sur une charmante aire d'autoroute il y a de ça une dizaine de jours, concernant le rapport ambigu qu'entretiendrait la France avec son Histoire (oui, celle avec une grande Hache). J'emploie le conditionnel parce que 1/cette idée n'est pas la mienne, et 2/j'ai encore du mal à en saisir toute la portée.
Il reste que cette conversation était partie d'une autre au sujet d'une émission qui sévit depuis quelques années à la Télé: cette émission c'est D&CO. Vous savez, celle où une blondasse bruyante, vulgaire, mal fringuée et incroyablement irrespectueuse se pointe chez vous avec son équipe d'ouvriers (tous méga-cools !) pour relooker votre vieille baraque pourrie. A ce sujet, puisque nous sommes à la mode de la romanité (Spartacus, Rome...), je suggère un combat à mort entre Valérie Damidot, armée d'une masse, et Marianne James, rétiaire des temps modernes. Ca c'est ce qu'on pourrait appeler le choc des Titanes
Soit. Jusque là, si les gens sont assez stupides pour confier la décoration de son intimité à cette morue qui la transformera en une succursale de Babou, pourquoi pas. Mais ce qui me dérange, c'est le principe: pour financer tout ça, on propose aux candidats de jeter tout ce dont ils veulent se débarrasser. On amène une grosse benne dans la rue, et les gens ont une heure pour la remplir de "vieilles affaires", qu'on leur reprendra à hauteur de 100 euros par kilo déposé. Les sous ainsi récoltés paieront ainsi le meuble qui sent la fraise (authentique) et autres horreurs à la mode, réalisés "sur mesure".
Et c'est ainsi qu'on voit ces personnes courir, dans une joyeuse débandade familiale (oui, parce qu'ils sont contents !) pour chercher les fameux objets dont on ne veut plus. Sur un fond de musique rigolote, le spectateur assiste à l'éventrement d'une histoire familiale: on jette la bibliothèque (les livres, c'est lourd, c'est bien connu ((une pensée, en passant, à l'une de mes anciennes profs de littérature qui arrachait systématiquement toutes les annonces de livres à vendre des couloirs de la fac, sous prétexte qu'on ne monnaye pas la nourriture de l'âme)) ), les vieux meubles de famille (de BEAUX meubles, en bois massif, qui ont parfois près d'un siècle, qui ont traversé les générations familiales, PUTAIN !!!), les jouets des gosses de quand ils étaient bébé ("tiens, tes doudous, tes dessins de maternelle, tes albums de classe, tes premières fringues, ça peut faire 100 euros ma fille !")... Et ainsi de suite. J'en aurais eu les larmes aux yeux si j'avais vu un piano finir dans la benne.
Ca ça me met vraiment mal à l'aise. Pour pouvoir se faire décorer leur maison avec de sombres merdes fluo qui seront pétées au bout de deux ans, on invite une famille à se couper de son histoire familiale, à passer de la diachronie à la synchronie: il s'agit de vivre avec son temps, et de ne plus se pré-occuper de son histoire, de faire du neuf avec de l'ancien (alors que paradoxalement, ce qu'on appelle le vintage est plus que jamais à la mode, qui parlait de schizophrénie ?...).
Inutile de relire Finkielkraut pour ça: tant qu'il y a trace, il y a histoire, il y a identité . Jeter son histoire, c'est symboliquement se débarrasser d'une partie de son identité, accepter de tourner la page pour passer à quelque chose de "mieux", comprenez un endroit neuf, mais hideux. La tête des gens, en décovrant au bout d'une semaine en quoi avait été transformée leur maison, est parfois éloquente: mais que diable allaient-ils faire dans cette galère ?
Et surtout, j'ai du mal à imaginer la manière dont on peut bien réinvestir un endroit dont on n'a pas choisi l'agencement, dont les couleurs, les meubles, l'esprit ont été dictés par la loi du mauvais goût (infiniment plus abyssal).
Bref, tout cela contribue, renforce ma décision de remiser ma télé dans la maison familiale. Ca me fatigue, ces conneries.

4 juillet 2011

The Reader, de Bernard Schlink

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Je n'aime pas le cinéma, je déteste le cinéma. C'est un "art" qui pour moi n'a aucun intérêt. 
Signaler cela alors que je m'apprête à dédier un billet pour un film qui m'a remué les tripes peut être considéré comme un double hommage. Sans trop y croire, avec la tête comme une pastèque, remué par une journée longue comme un jour sans pain et sans silence, j'ai mis dans le truc qui rappelle vaguement un lecteur DVD de fortune (oui, je dois le sortir du meuble, le brancher, le connecter, il n'a pas de télécommande, il ne lit pas Divx, et il t'emmerde) le film que m'avait prêté une élève quelques jours auparavant: Le Liseur, film tiré du bouquin de Bernard Schlink
Soyons honnête: j'avais surtout envie de voir le film pour me délecter de la magnificence de Kate Winslet (oui, là aussi, et encore ), qui est pour moi la créature la plus sexy du monde, sisi, et le sujet du film ne m'intéressait pas tellement. En plus de me voir confirmé le talent de Kate, je suis plongé dans cette oeuvre magnifique, et Dieu sait qu'il m'en coûte de parler d'oeuvre en évoquant un film...

Comme pour toutes les grandes oeuvres sujet est relativement simple: un gamin de quinze ans rencontre, peu après la guerre, une femme plus âgée avec laquelle il a une liaison. Au fur et à mesure que le relation devient plus sérieuse, Hanna demande quotidiennement à Michaël de lui faire la lecture des classiques qu'il étudie à l'école: "d'abord tu lis, ensuite on fait l'amour". Une oeuvre, en particulier, revient très souvent: l'Odyssée. Un jour, le jour de l'anniversaire de Michaël, Hanna disparaît et laisse son appartement vide, laissant le jeune homme meurtri. Quelques années plus tard, le "kid" devenu étudiant en droit assiste à un procès à Berlin contre des criminelles nazies, accusées d'avoir laissé des femmes juives brûler dans l'incendie d'une église (anecdote qui n'est pas sans rappeler un passage des Bienveillantes évoqué dans un précédent billet, peut-être Littel s'en est-il inspiré ?). Tous bascule quand il reconnaît Hanna, laquelle est condamnée à perpétuité sans avoir avoué qu'elle ne pouvait être l'auteure du rapport accablant contre les geolières dans la mesure où elle ne savait ni lire ni écrire. Michaël retrouvera les oeuvres qu'il lisait à son ancienne maîtresse et les enregistrera sur cassette pour les lui envoyer dans sa prison, ce qui permet à l'ancienne criminelle d'apprendre à lire et à écrire. Vingt ans plus tard, Hanna est libérée, Michaël vient la voir la veille de sa libération et s'aperçoit à quel point la vie a changé leurs deux destins. S'apercevant de cette fracture, Hanna se pend dans sa cellule, après être grimpé sur ses livres rangé soigneusement sur une table. Le film se termine sur la tombe de l'éternelle bien aimée, devant laquelle Michaël s'apprête à raconter à sa fille cette histoire qui a transformé sa vie. Oui, maintenant vous connaissez la fin. Tant pis.

Loin d'être un film sur l'amour éternel plus fort que la mort et autres culculteries (désolé) ou une polémique de plus sur les atrocités nazies que c'est pas bien et bou que c'est méchant, cette oeuvre est un hommage à la littérature. La littérature primitive: celle qui se transmet par la voix, matériau malléable et réagençable à souhait. L'espace des personnages est celui de leur voix. Ils ne parlent pas, ou très peu et toujours pour des banalités loin des sentiments exprimés mais la beauté de leur parole est une beauté empruntée aux textes littéraires, de tout poil. De Tintin jusqu'à Lessing, d'Horce à Tchékhov, Hanna reste insaisissable dans la mesure où elle n'existe que par l'espace littéraire. Ce n'est pas pour rien que Schlinck en a fait une personne analphabète, analphabète et enfermée: enfermée dans son métro (quand Michaël la rencontre, elle est poinçonneuse dans un métro berlinois), dans son appartement, dans sa baignoire, dans sa cellule... la confrontation avec le monde extérieur la révèle fragile et finalement, si ce n'est sa sensualité maternante, assez quelconque, voire désagréable. Personnage ordinaire confronté à un destin extraordinaire (à l'instar de Wladyslaw Szpilman, le pianiste dont Polanski a tiré son merveilleux film, magnifique hommage à la musique de Chopin que peu de personnes semblent avoir compris), Hanna est émouvante par ce qu'elle véhicule moins que par ce qu'elle est. A travers elle le spectateur/lecteur/Jules chialant comme une gonzesse (rayer la mention inutile) se livre à une catharsis (ce que conseille une rescapée d'Auschwitz à Michaël, "les camps ne sont pas un théâtre où on évacue ses passions") et retrouve par l'intermédiaire de la voix du liseur le sens de la littérature: une voix coupée du monde et plongeant dans le monde.

 Je lis pas mal, d'ailleurs, je m'y remets: fini les Mémoires d'Hadrien, la Chronique d'une Mort annoncée, Manon Lescaut (en cours, surprenant, très surprenant, à commenter), A l'ombre des jeunes filles en fleur, à emprunter: Le lecteur (ben oui, autant lire le bouquin quand même) et La Culpabilité allemande, de Jaspers.
Les vacances ! 

20 février 2013

Le groupie de la pianiste

« Une fois n'est pas coutume, mais je vais profiter de cette bonne soirée pour vous jouer, moi aussi, l'un de mes morceaux favoris. Un de ceux qui ont le plus compté dans ma vie, je dois dire. Le Concerto Italien, de Jean Sébastien Bach »

 

Il est pour moi, ce sourire, quand elle se dirige vers l'immense piano à queue qui trône dans la modeste salle de l'école. Ca l'amuse toujours, ces petits concerts, et pour une raison que je n'ai jamais comprise, avoir ses mains exposées au regard de toutes ces personnes l'a toujours émoustillée. Elle, c'est ma femme, Ariane, professeur de piano dans l'école du village. Deux ou trois fois par an, selon le niveau et la disponibilité de ses élèves, elle organise ces petites soirées au cours desquelles elle les fait jouer les morceaux appris ces derniers mois. Des mini-concerts d'une heure, finalement, auxquels se greffent d'autres musiciens jouant d'autres instruments. C'est elle, il y a dix ans de ça, qui a lancé l'initiative. Comme souvent, cette jolie idée toute simple avait d'abord été accueillie avec une condescendance amusée, et à force d'user le bureau de la directrice, cette dernière avait fini par céder. Depuis, ces « kiosques » sont une institution.

 

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Et la voir ainsi encourager ses poussins, ça m'amuse, le vieux chef de chantier –car il faut s'y résoudre, nous sommes vieux maintenant-- a l’œil qui pétille de souvenirs en la voyant faire. Et ces enfants, j'ai fini par les connaître à force de les voir évoluer. Telle petite fille ayant fondu en larmes devant l'Invention en do majeur est devenue une flamboyante rousse qui soumet une à une les sonates de Beethoven, tel autre vient nous voir de temps en temps à la maison pour jouer à quatre mains. Il a deux gosses. Nos deux filles ont grandi, grandissent encore, elles deviennent de belles femmes pleines de vie et de soucis quotidiens. Et Ariane et moi vieillissons, faisons sauter nos petits-enfants sur nos genoux le week-end, réduisons progressivement la longueur des trajets pour les vacances, récupérons moins facilement des soirées entre amis, avons la bibliothèque d'albums photos de plus en plus lourde. Plus de passé que d'avenir. Et la voir jouer, une fois de plus, ce Concerto Italien me rend de nouveau mélancolique. C'est avec cette œuvre qu'elle m'a séduit, vous savez, il y a presque trente-cinq ans de ça ! Elle se moquait de moi, cette jeune prétentieuse blonde, au lieu d'être admiratif de mes origines comme toutes ses copines. Le Martini qui se boit avec une olive, les rutilantes Vespa, les pâtes, voilà tout ce que ces ragazza avaient emmagasiné de la si belle Italie. Et elle, Ariane, m'a confié quelques heures plus tard alors que les autres filles étaient parties promener ailleurs leur vacuité que ce qu'elle préférait de l'Italie n'était justement pas italien. Et c'est comme ça qu'elle a joué –ça fait très hollywoodien, tout ça, non ?-- pour la première fois ce long morceau dans la salle du conservatoire de Rome. Rien que pour moi. Je l'ai ensuite embrassée, et depuis nous ne nous sommes plus quittés.

 

Par amour j'ai fait ce que peu font, quand on y pense. Quitter Rome et les Abruzzes, une situation qui me convenait, cette vie facile faite de soleil et de belles brunes pour partir avec ma blonde aux doigts de fée dans cette froide campagne parisienne. Ca n'a pas été très simple, entre moi qui ne trouvais pas de travail –vous n'aimez pas beaucoup les Italiens, ici, pas vrai ?– et elle qui cumulait les cours particuliers payés au lance-pierre, les heures de travail pour réviser ses examens. Liszt, Beethoven, Schubert, Brahms, et bien sûr Bach, ils ont tous chanté dans notre petit appartement sur le piano droit que je lui avais acheté. On l'a toujours, celui-là, dans notre chambre. On est pas prêts de s'en séparer. Puis les filles sont arrivées, tout est arrivé un peu en même temps, finalement. Les bonnes et les moins bonnes nouvelles. Nous avons fini par nous stabiliser, par faire ce que les gens font. Un appartement plus grand, puis une maison rien qu'à nous, l'école, puis l'adolescence, quelques voyages, nos parents qui s'éteignent doucement. Des rêves que l'on aura jamais réalisés, comme ce tour du monde des plus belles salles du monde, d'autres auxquels on n'avait pas pensés et qui nous sont pourtant tombés dessus comme une source fraîche au milieu d'une montagne. C'est ça, la vie, en fait. Une petite source fraîche qui coule lentement mais régulièrement. Sachez la chérir, jeune homme. Ca ne sert à rien, les cascades. Tout le monde y vient, elles se polluent, font du bruit, puis se tarissent. Les lacs sont immobiles, repus de leur ondoyant narcissisme. Les ruisseaux discrets et chantants, eux, attirent les fées. Comme celle-là. Toujours, décidément, cette grimace crispée lorsqu'elle joue ce finale. A l'entendre, j'ai une ribambelle d'images qui défilent et qui se superposent. Les gens disent des bêtises. Ce n'est pas un film de notre vie qui défile au moment du grand saut. Ce seront ces images superposées, mélangées et distinctes à la fois, et ce Concerto Italien que je retiendrai.

 

Oui, nous pouvons l'applaudir. C'est la musique d'une vie que vous avez entendue. Mon fil d'Ariane.

 

 

28 avril 2013

Toiles

Cette heure-là est l'une de mes préférées. Celle où la maison est encore plongée dans le sommeil des veilles, le jour se lève timidement sur les grands arbres enveloppant la résidence laiteuse qui me sert de bunker depuis (déjà) huit mois de ma vie. Floconneuse, cotonneuse, fuligineuse... mots dont le suffixe les vide de leur sens, les recouvrant précautionneusement d'un cocon grisâtre pour désigner ces tranches de vie mal assurée, comme surprise de constater encore une consistance dans ces escarpements grisâtres. Bientôt un vent sec, coupant comme des rasoirs se lèvera pour faire frémir tout ce qui est naturel. Le construit, comme à son habitude, ne bougera pas d'un millimètre, assurant à l'homme sa part de vanité.

Se réveille la part de rituel propre, je crois, à l'être humain. Tous les gens que je connais ont, au réveil, quelques gestes qui leur est propre et qui contribue à leur épaisseur, les sort de la désarmante désindividualisation du sommeil. Ce dernier étant un stade flou entre vie et mort, on voudrait s'assurer par ces mouvements que l'on est encore là, que le sommeil n'en a pas profité pour nous emporter du mauvais côté. Les miens, quand j'ai le temps et que la mécanique « douche-habillage-petit-déjeuner-sac-voiture » ne m'emporte pas, sont assez récurrents pour que j'y vois un semblant de consistance. Les objets insignifiants doivent me rassurer, me donner du lest, car ils font partie de mon intégration au monde. C'est la petite machine à café, offerte par mes parents il y a bien longtemps ayant supporté pas moins de quatre déménagements qui vibre en premier pour en sortir l'or noir qui sera posé sur mon bureau. Selon l'impulsion, ce sera le cahier crissant ou le ronronnant ordinateur qui supporteront mes éjaculations noires, soubresauts tendant à l'épaisseur au sein d'une vie que l'on voudrait de plus en plus fluide. Une vie wifi, une vie-fi dans laquelle les quelques rares liens nous retenant au monde seraient un à un rompus. Prétendre écrire en 2013, quelle gageure.

Ces derniers temps sont un peu occupés à me demander ce que serait un bon livre, ou plutôt à savoir de quoi parlerait un bon livre. A en croire ceux qui me tombent sous la main ces derniers temps, les bons sujets ne manquent pas, les bons écrivains ne manquent pas non plus, et j'aimerais un jour être l'un d'eux, posséder ce don du polissage des phrases. Je me sens parfois comme le soldat retranché derrière ses casemates et auquel il ne manque qu'un ennemi pour en découdre. Les flingues sont chargés, tout est prêt, Reste l'invisible ennemi à abattre.

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Manque le travail, le temps du travail et quelques liens imperceptibles dont je commence à me rendre compte et sur lesquels je m'acharne, papillon attrapé dans une toile d'araignée qui la colle. Plus elle bouge, plus elle reste collée et il faut néanmoins qu'elle puisse s'extirper de cet enfer invisible qui l'enferme dans un recoin. Pendant ce temps la Pénélope arachnéenne dévide son imperceptible linceul. Entre chrysalide et tombeau de toile animale, l'écriture est un fil, ne tient qu'à un fil que l'on enroule autour de soi pour sortir d'un enfer. Un fil qui nous sort du gouffre, ou qui sert d'échelle pour y entrer.

Mais comme toutes les cordes, elle traîne derrière elle des attaches, des liens qui nous retiennent alors qu'on ne le voudrait pas, ou au contraire des pelotes qui se dévident alors qu'on s'attendait à les voir nous bloquer. Déséquilibre d'encre, tâches noires qui s'éparpillent là où on s'y attendait le moins.

Et pas toujours là où je l'aurais voulu.

 

10 juillet 2011

Masturbation

images« Un mot sur le langage. Le jury n’est pas hostile à l’emploi de termes précis voire techniques, à condition qu’ils soient utilisés à bon escient et selon leur acception stricte. Toute description n’est pas une hypotypose, tout reflet une mise en abyme, une injonction ne relève pas nécessairement de la fonction performative du langage. Pas de méprise : l’espérance de réussite d’une leçon n’est pas

proportionnée à sa densité par phrase de termes abscons. Le jargon devient trop souvent une fin en soi, qui écrase le sens, les nuances et la saveur du texte . Etudier. L’outil d’analyse doit rester au service de l’interprétation. Combien de fois se transforme-t-il en écran de fumée, empêchant toute approche singulière ! On a l’impression que ces termes sont comme des grigris notionnels à la vertu

vaguement conjuratoire et qu’en les faisant hâtivement siens le candidat espère accéder à une science hautement désirée. Mais qui a dit que l’hermétisme était synonyme de précision ? à perdre l’exigence de clarté, on en vient à produire un simulacre d’explication. »

Rapport de Jury de l'Agrégation externe de lettres modernes de 2010, p. 103.
Cela est vrai, fort bien dit de surcroit. Jetons maintenant un coup d'oeil à la correction de l'épreuve de grammaire moderne, dont le sujet était la magnifique "lettre du voyant". Même rapport, p. 59
lien: http://media.education.gouv.fr/file/agr_ext/62/0/lettremod_157620.pdf

« 1.2. Un égocentrage décentré

La puissance et la visibilité de ce dispositif énonciatif rendent pour le moins paradoxal que le «  je » si régulièrement mis en avant par l’épistolier tende à s’y affirmer d'emblée comme « autre » - c’est-à- dire qu'il n'est pas seulement celui qui parle, mais il est aussi celui dont on parle. On remarque ainsi, dès la première ligne du texte, un mouvement inaugural de délocutivisation du « je » traduit de manière provocatrice par le non-accord grammatical de « Je est », et engageant logiquement un étrangement du je à. lui-même, altération et décentrement clairement soulignés par la scission métonymique du «  je regarde ma pensée ».

Un tel écartèlement du « je », et la double postulation énonciative qui s’ensuit, apparaissent notamment perceptibles dans divers grincements énonciatifs. Ainsi dans l'énoncé : «  il s’agit de se faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! », cohabitent tension vers l’impersonnel (verbe impersonnel, pronom réfléchi de rang 3) et fort marquage subjectif (lexème affectivement

modalisé, détachement typographique de la sous-phrase averbale, interjection) – l’alliance de ces deux dynamiques en forme d’oxymore énonciative amenant à nuancer et réviser l’apparente univocité des analyses précédentes concernant l’égocentrage du discours. »

Des commentaires ?

12 mai 2013

L'oeil, l'humilité et la patience

Il ya quelques semaines, j'ai retrouvé en rangeant mon bureau mon vieil appareil photo. On me l'avait offert il y a bien longtemps de cela, je devais avoir douze ou treize ans, par quelqu'un que j'aimais profondément, emporté depuis par la maladie. Il m'avait offert en même temps quelques disques des Beatles : Abbey Road, Sergent Pepper's, Let it be, l'album blanc... Près de vingt ans plus tard je connais ces albums sur le bout des ongles, l'appareil est toujours là.
Sans le savoir, la photographie est progressivement devenue une affaire de famille, un pan de mon adolescence. Si mon oncle ne m'avait pas offert ce petit réflex, si mon père n'avait pas eu de laboratoire de photo étant plus jeune, je n'aurais probablement pas pris goût à cette activité. Il faut croire que nos activités favorites ont un relent œdipien.
Depuis, les années ont passé, la technologie a avancé, et donc la facilité a pris le dessus. Cela faisait cinq ou six ans que je me contentais de photos plates, pratiques, sans recherche, avec un petit bridge numérique. C'est pour cela qu'un pincement au cœur m'a pris en retrouvant ce souvenir. J'ai donc décidé de recycler mes objectifs et de m'y remettre. Pour une fois que la technologie est bien conçue, il aurait été dommage de ne pas en profiter. J'ai donc trouvé un nouveau réflex numérique premier prix, exactement le même que le précédent, pour y remettre mes objectifs.
Et roule. Y a plus qu'à maintenant, silencieusement poussé par les clichés que quelques amis publient régulièrement sur Facebook. Olivier, Mathias, Laurent, Camille, par exemple.

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On m'a appris à réfléchir avant d'appuyer, à composer sa photo avant que de la prendre. « Une photo coûte cher, en matériel, en pellicule, en papier. Ne déclenche pas si tu n'es pas sûr de ton coup. » C'est idiot mais j'ai encore ces conseils en tête, tout en sachant pertinemment que la donne est différente. « Attends toujours, compte jusqu'à trois avant d'appuyer. Pas de piéton qui traîne ? De fil électrique inutile ? » Et je compte jusqu'à trois en surveillant ça. « Pas de photo SPLAF des dimanche en famille, l’œil est instinctif et suivra les grandes lignes. Offre un chemin au regard de celui qui regardera ton travail. Offre-lui un chemin, mais un chemin praticable. Une ligne ou deux, pas plus. Tu as moins de deux secondes pour capter ton spectateur » Autant de préceptes que le photographe de mon village m'avait donnés. « L'important n'est pas ce que tu photographies, mais l'inflexion que tu feras subir à ton sujet. Ce n'est pas le sujet qui compte, c'est la qualité de ton regard. » Joignant le geste à la parole, il m'avait fait passer l'après-midi à photographier un savon mouillé... Combien de fois suis-je reparti, découragé, furieux, vexé, quand tous mes clichés étaient impitoyablement décortiqués, bafoués, critiqués... Mais au fil des années, j'apprenais, j'assimilais. « Le matériel n'est rien. Un bon objectif suffit, le reste c'est l’œil, l'humilité, la patience, la réflexion. » Et je m'en suis détaché, j'ai appris à travailler seul. J'ai même été prof de laboratoire au club de photo de ma fac. Ca arrondissait les fins de mois, tout en me permettant d'apprendre ce qui deviendrait mon métier.
J'ai dû en oublier une bonne partie, de ces cours improvisés au comptoir du magasin de photographie mais ils sont ancrés dans l'appréhension, dans le geste. Je ne sais ce qu'est devenu le photographe en question. Le temps passant j'ai « grandi » : la fac, les concours, les déménagements, le boulot... Et j'ai remisé mon appareil, lassé des coûts de pellicule et de papier, vaincu par toutes les mauvaises raisons qui poussent à renoncer. Grandir, c'est durcir, il faut croire. Après on mûrit et on revient aux amours d'antan. La boutique est maintenant fermée, comme je l'ai constaté la semaine dernière, je ne sais ce qu'est devenu le photographe. Mais tout ce qu'il m'a appris n'est pas mort, ses conseils reviennent à ma mémoire en me baladant sur un marché, dans un château, en arpentant mon village, dans les rues de Paris... Les choses sont plus simples maintenant. Il suffit de trier, et d'effacer ce qui ne plaît pas. Le ratio de clichés acceptable est toujours aussi dérisoire. De l'ordre de trois ou quatre pour cent. C'est ridicule. J'espère juste que cette proportion augmentera, et que j'y prendrai toujours autant de plaisir.

Commence à poindre l'envie de transmettre quelque chose.
Créer un club de photographie au lycée, par exemple ?
En attendant je rouvre la section "album photos" de ce blog pour y mettre quelques images. J'attends vos critiques.

 

24 mars 2013

L'ennui

 

L'ennui.
Un mot terrible que celui-ci, terrible et ambivalent, tant il fait appel à des réseaux d'images. L'ennui est ce que l'on redoute et ce que l'on recherche à la fois. Combien de fois avons-nous aspiré, pris dans la tourmente du travail et des interminables choses à « faire », à avoir le temps de s'ennuyer ?
Ce temps, en fait, on ne l'a jamais, il est toujours comblé par une activité pour oublier de réfléchir à soi.
Longtemps je me suis imaginé le paradoxe de l'écrivain. Un départ amusant de roman, presque. La figure du prisonnier rejoint pour moi celle de l'écrivain, reclus qu'il est dans une immobilité forcée. A la fois rebut et objet de débat de la part du monde qui va sans lui. Julien en prison, tourmenté par Mathilde et Madame de Rénal, ou Fabrice del Dongo dans sa tour Farnèse conversant silencieusement par la fenêtre avec la belle Clélia.
Ne serait-ce qu'aujourd'hui, je pourrais faire plein de trucs, autant de choses à accomplir, ou à continuer. Le piano m'attend, la clarinette est sagement rangée dans sa mallette, les livres que je m'étais promis de finir dans le week-end n'ont guère avancé, la terrasse doit finir d'être nettoyée, la moto d'être remise en route, les cours de la semaine d'être peaufinés, les Inactuels sont toujours en cale sèche... Mais rien, je m'en fous, tout ça peut attendre. Et c'est péniblement que j'allumai mon ordi.

 rien_ne_peut_combattre_le_temps

 

En fait l'écriture a une fonction d'ameublement temporel. Ikea escritura, on écrit parce que l'on a des pièces de temps à remplir, un ordre qui doit se superposer au bazar de nos pensées dérivant dans des directions nébuleuses que l'on n'ose pas prendre. On n'écrit pas pour s'accomplir ou pour répondre, le « bon qu'à ça » de Beckett, tout ça c'est des conneries. On écrit par lâcheté. Faire joli, enguirlander les gens et les situations insupportables à démêler dans la vie quotidienne. C'est plus simple de dire « ta gueule » à sa mère dans un roman que d'oser lui dire merde devant la bûche de Noël après tout. Elle ne répondra pas. En écrivant on maîtrise, on a un clavier infini et personne pour nous dire que telle interprétation est la bonne. Ca me rappelle mon ancien prof de piano qui rêvait d'un clavier circulaire, sans limite, je l'ai trouvée très belle cette image de l'interprète enfermé dans son instrument. La liberté absolue. Finalement, ça revient au même, on s'ennuie quand on est libre, parce qu'on aime pas voir la sale gueule que l'on a. S'ennuie celui qui se répugne : in odio sum, littéralement je suis odieux à moi-même, pour moi-même tant je ne vois dans ces moments-là que les verres à moitié plein que je ne cesse de plaindre.

 Longtemps que je n'avais ressenti cette impression de ne rien avoir envie de faire, et je déteste ça, sans doute est-ce à cause du fait que je me suis chargé d'activités, de choses à accomplir, de promesses, de défis personnels. Et l'homme étant par nature un tonneau des Danaïdes, nul doute que je ressentirai vite d'autres envies qui iront dans je ne sais quelles directions. Le violoncelle ? La photo ? Mais là, rien. Je suis en nuit, tant je n'arrive pas à me projeter dans une activité. Tout est question de motivation, de méthode Coué. « Allez, écris cet article, ça te lancera », et ça va marcher, sans doute. Sans doute sera t-il déséquilibré, mal foutu, baroque à certains égards, barocailleux si j'ose dire, à en mettre le bourdon aux âmes charitables qui le fréquentent.
Ca va déjà mieux, d'ailleurs, comme quoi.

27 août 2010

Virginia Woolf, Mrs Dalloway

mrs_dallowayCa y est, je l'ai terminé ce matin.
C'est presque avec un soupir de soulagement que j'ai lu la dernière phrase du livre, incise à la fois éloquente et amusante quand on a à peu près compris l'idée générale de l'oeuvre. ("Et justement, elle était là").
Un roman à connaître, un classique, comme on dit, extrêmement représentatif du début du XXème siècle. Mrs Dalloway raconte la vie de plusieurs personnages sur une période d'une journée de Juin. L'idée, c'est que nous entrons successivement dans la conscience des différents personnages composant cette journée quelque peu banale de la bourgeoisie huppée londonienne. Et force est d'avouer que du point de vue technique, l'auteure a réalisé un véritable tour de force. Et encore, je n'ai pas eu le courage de m'atteler à l'oeuvre en VO, dont la lecture aurait largement dépassé mes compétences en langue anglaise.
Mais, et il y a un mais, au bout d'un moment, on a compris, me suis-je dit. Et, n'en déplaise à certains puristes, j'ai sans aucun remords sauté les cinquante dernières pages pour arriver à l'excipit. Force est d'avouer qu'il y a des longueurs. Un peu comme l'impression que le procédé se répète sans fin, comme pour souligner la vacuité de ces existences stériles, à l'image de ce bien ridicule Septimus qui finit par se suicider en se jetant par la fenêtre, exaspéré de l'irruption de ces vulgaires médecins, de sorte que le lecteur attentif (ou l'ancien étudiant de lettres qui n'a pas su se départir de ses anciens réflexes) qui a bien gentiment lu la (longue) préface finit par ressentir une certaine lassitude.
Cela dit, c'en est presque gênant. Un bon livre, selon moi, ne parle de rien, ou plutôt n'a aucun intérêt d'être lu si on se limite à savoir "ce qui s'y passe" (c'est ce que je me tue à répéter aux élèves: "ne dites pas ce que l'auteur raconte, mais ce qu'il cherche à vous dire"), et à la limite, que la contraction des faits y soit telle que l'intrigue en soit complètement perdue de vue (prenons Madame Bovary, La Jalousie, par exemple, ou La Modification), ou qu'au contraire à force d'être entraîné dans les cavalcades des personnages et des enjeux politiques, le lecteur finisse par se perdre (comment ne pas penser aux délicieuses invraisemblances de la Chartreuse de Parme, qui décrit bien davantage la Stendhalie que l'Italie !), cela n'a aucune importance du moment que l'oeuvre tienne quasiment d'elle-même par "la force interne de son style ", que la qualité d'écriture soit telle qu'elle finit par subsumer l'intégralité de ce qui y est raconté. C'est du moins ma position, et je la partage.
A cet égard, Mrs Dalloway pourrait fournir à cette vision de la littérature un exemple parfait d'oeuvre aboutie. Mais, et cela tient peut-être à ma paresse de lecteur qui n'a pas eu le courage de lire le roman en anglais, même s'il y a de très beaux passages (mon précédent billet, par exemple, en est un magnifique exemple, il atteint presque la force d'une page de Joyce), on finit par voir un peu les coutures. Même si tous les "personnages" sont saisis dans une essence, il y a quand même un procédé commun, une recette commune qui fait que vous ou moi pourrions rapidement écrire du Mrs Dalloway au kilomètre. Tout se passe d'ailleurs comme si la "narratrice" (si tant est que ce mot ait encore un sens, dans un tel roman) qui se trouve être justement Clarissa Dalloway à ce moment là de la narration, avait conscience d'une certaine mortalité, vacuité de cette écriture qui ne cesse d'ailleurs d'être remise en question, en filigrane  ("Oh, pensa Clarissa, au milieu de ma soirée,  la mort qui fait irruption, pensa t-elle. (...) La mort était un défi. La mort était un effort pour communiquer. Les gens sentaient l'impossibilité d'atteindre ce centre qui, mystérieusement, leur échappait; la proximité devenait séparation; l'extase passait, on était seul. Il y avait dans la mort une étreinte" ). Comme tous les bons vieux classiques, il y a une mono-tonie, au sens musical du terme, qui rend certes ce roman indispensable, intéressant, révolutionnaire même et digne d'être étudié en fac de lettres ou d'études anglophones, mais qui empêche d'en faire un bon roman, un roman dont on éprouvera le besoin d'ouvrir une page au hasard tout en sachant que les mots que l'on va y lire sonneront presque comme les intonations de voix d'un ami perdu de vue depuis longtemps mais que l'on prend plaisir à retrouver. Cela est le cas avec la Chartreuse, avec Madame Bovary, le Misanthrope ou Un balcon en forêt, mais pas avec Mrs Dalloway, qui reste figé dans son statutà double tranchant d'oeuvre classique.

23 juin 2011

Bilan annuel

vacances

Ca y est, on entre dans la phase critique. Les cours sont arrêtés, la cour est quasi-vide, si ce n'est une poignée de gamins que les parents ont déposé puisqu'ils travaillent/veulent avoir la paix, j'ai donné mon ultime cours de révision il y a trois jours, je n'aurai plus d'élève avant début Septembre, on a commencé les réunions à la con: six heures par jour pour en aboutir quasiment au même point.

2011-06-24 11

On le sent, le boulot, hein ?


J'aime bien les périodes qui précèdent celles-là: il y a encore assez d'élèves pour que l'établissement tourne, mais pas assez pour prétendre faire cours normalement. Genre trois ou quatre élèves. C'est le moment où on leur donne l'autorisation de discuter entre eux ou de faire des jeux relativement silencieux pour rattraper calmement la masse de boulot qu'on n'a pas eu le temps d'abattre durant l'année. C'est là que l'on découvre le mieux nos chers petits, et là aussi qu'ils nous découvrent le mieux. Curiosité réciproque, on discute de choses qui n'ont rien à voir avec le travail scolaire ("Alors, tu fais quoi durant les vacances ?" - "Et ça fait combien de temps que vous faites du piano ?" - "Tu fais du sport en dehors du collège ?" ...), ce qui est un peu paradoxal puisque ces échanges devraient intervenir tout au long de l'année, et non pas justement au moment où on s'apprête à ne plus avoir ces élèves.
Je m'aperçois que je suis assez distant, comme prof. Je parle peu de moi, m'intéresse peu à ce que mes élèves sont en dehors de mes cours pour me limiter à ce qui nous unit: la matière. Non que ce qui soit extra-scolaire ne m'intéresse pas, mais l'idée de parler d'autre chose alors que nous nous voyons pour travailler ne me traverse pas l'esprit.
C'est un peu le bilan que je ferais de cette année scolaire: je gagne en souplesse, j'ai l'impression d'à peine réaliser ce qu'est ce métier. Non pas seulement du gavage, puisqu'il en faut tout de même, mais l'application d'un précepte que j'ai affiché au-dessus de mon piano: ne pas chercher à être meilleur que qui que ce soit, mais à être meilleur que la veille. Et dieu sait à quel point ces gosses partent de loin quand on est confronté à des illettrés, et ce n'est pas une exagération, en troisième générale. Ma tendance naturelle est de me braquer et de tout mettre sur le compte d'un manque de travail, et donc de continuer mes cours bétons et mes interros bétons sans me remettre en question quand ils prennent taule sur taule. C'est ma tendance naturelle. Mais c'est pas bon, certains élèves, ceux qui sont vraiment en difficultés, n'ont rien appris à mon contact, ne se sont pas enrichis. Je bosse pour de bons élèves et néglige les mauvais. Il faut procéder autrement et perdre l'impression que j'ai, parfois, de parler dans le vide. Surmonter cette répugnance pour ce que j'appelle le français IKEA: les lettres de motivation, CV, l'orthographe efficace et claire dénuée de la prise de conscience de la majestuosité grammaticale. Il va falloir m'assouplir et sortir de mon carcan transmissif, c'est pour cela que j'ai décidé de prendre une troisième DP6 (spécialisée dans une professionnalisation rapide, 6h par semaine de découverte professionnelle, en clair des gamins qui ne sont pas scolaires et qu'il faut réorienter) pour me forcer à travailler avec ce public. J'ai aussi décidé de devenir prof principal d'une cinquième, afin de faire un suivi plus pertinent de chaque élève, qui sorte du "il a pas appris son cours sur la voix passive, c'est de sa faute". 
La frontière est mince entre le fait de partir de l'élève pour le faire progresser ne serait-ce que d'un chouia et le démagogisme. Distinguer celui qui ne comprend rien et qui n'y arrive pas de celui qui n'a rien foutu car s'il faut savoir aider celui-ci, il faut aussi sanctionner celui-là.
Voilà qui promet une belle rentrée. En attendant, finir ces réunions stériles, surveiller puis corriger le brevet, et prendre du repos bien mérité, je crois. Pas de voyage prévu, hélas, suite à différents frais imprévus qui viennent grever mon budget, autrement je me serais fait la Grèce, j'ai envie d'aller en Grèce.

29 octobre 2011

Du cours particulier

imagesHier après-midi, en rentrant d'un cours, j'essayais de faire le compte du nombre d'élèves que j'avais pu avoir depuis que je donne des cours particuliers. J'ai vite arrêté de compter un par un pour passer à une moyenne annuelle. Je dois avoir dépassé la centaine, en huit ans.
Ca en fait, des heures, tout ça, et des élèves aussi ! Je me rappelle de mon premier, c'était à Collioure, un gamin de cinquième, je faisais toutes les erreurs possibles et imaginables avec une tête de con de premier ordre. Un mauvais souvenir, je n'étais pas sûr de moi et de mon approche, j'avais demandé une misère, je n'en avais pas vraiment envie... Ma première vraie élève, peu après, ça a été Prisca. C'est avec elle, véritablement, que j'ai appris ce qu'était un cours particulier. Je l'ai suivie deux ou trois ans, au lycée, et je suis encore en contact avec elle. Puis le choses se sont un peu enchaînées du moment que j'ai obtenu la licence. Ca a été les années acadomia, keepschool, les annonces, le bouche à oreille, les stages de vacances... Ne travaillez pas pour ces boites de cours particulier, c'est de la merde: vous êtes payé au lance-pierre, on vous facture des trucs bizarres, vous êtes fliqués avec des cahiers de cours à la con à remplir, vous ne pouvez moduler vos horaires (il s'en rappelle encore, le directeur de mon agence Acadomia, qui avait refusé que je déplace un cours la semaine du CAPES ((connard)), vous devez déclarer aux impôts ce que paye la famille réellement, et non ce que vous vous gagnez (du simple au double, quand même), ça crée un espèce d'aspect "domestique interchangeable" du plus mauvais effet, une sorte de gêne qui poussait pas mal de parents à me demander, voyant que le courant passait bien, à "faire ça entre nous", ce qui convenait à tout le monde. Puis, de fil en aiguille, je me suis passé de leur service et le bouche à oreille a suffi.
Durant tout ce temps, seulement deux échecs. L'un de ma part, à cause d'une mère particulièrement castratrice que je n'ai pas su remettre à sa place; et l'autre d'un élève qui était particulièrement nul. Bien que sa mère parle d'un "intellectuel précoce", j'avais face à moi un gamin de quatre ans, incapable d'appliquer quoi que ce soit pour son bac. Il est allé au casse-pipe et s'est vautré, comme prévu. Ce furent les deux ratés parmi tous ceux que j'ai eus. Maintenant, mon habitude me permet de sélectionner directement et de poser les bonnes règles avant même de commencer quoi que ce soit: si le gosse ne veut pas et fait ça à contrecoeur, ce n'est pas la peine; et si les parents ne me font pas entièrement confiance, c'est niet. Une fois ces mises au point faites, on peut y aller.
Les cours particuliers, ça recouvre pas mal de trucs. Du quasi-illettré qui passe le brevet le mois suivant et qui a besoin de tout revoir jusqu'à l'élève super fine qui veut assurer une super note à son bac Littéraire, en passant par le paraplégique qui veut reprendre ses études après son accident (je l'ai poussé jusqu'en licence, lui, une belle expérience) ou l'étudiante en orthophonie qui veut prendre des cours de grammaire intensive... Dans tous les cas, il y a une mission de matière pure (un cours de français/maths/anglais, etc) et une grande part de psychologie. La plupart des élèves que je récupère, pour ne pas dire 80%, ont un problème de confiance en eux et sont en conflit avec le concept même d'apprentissage. L'écriture même, après tout, n'est-elle pas un moule dans lequel il faut rentrer ? Pour un ado en lutte avec l'autorité, mal écrire est déjà un signe de revendication, d'affirmation de soi. Et pourtant, etc.. D'où un besoin de reprendre souvent les choses en amont, et de reconstruire progressivement le cours avec nos propres mots. En voyant que ce qu'il déduit est la même chose que ce qu'a écrit "le prof", voilà déjà un premier (gros) conflit de passé, et là le travail peut s'amorcer vraiment.
De mon côté, le travail est complètement différent de celui que j'ai dans mes classes. Il m'oblige, et c'est ça qui m'intéresse le plus, une adaptation totale. Chaque élève est différent, en arrivant je ne sais pas sur quoi il travaille et je dois être opérationnel tout de suite. Finalement, si ce n'est les cours très spécifiques (grammaire, ou textes de littérature pour le bac que je ne connais pas), je ne prépare pas les cours particuliers. Je ne les prépare plus, en fait, car avant je faisais quasiment un cours magistral pour me rassurer. Je regarde ce que le cours contient et je m'adapte en cernant très vite les difficultés. Et ça marche, si je dois me la péter, j'accuse un taux de réussite au bac de 100% depuis cinq ans, y compris chez les STG qui se pointent à dix jours de l'oral !
Après se crée la confiance, parfois même l'amitié avec certains. Trois de mes contacts réguliers sont des anciens élèves, chose impensable avec mes anciens élèves de cours. Et je les vois avec un regard différent, ces élèves qui sont tant stigmatisés et qui jouent tant de l'effet de groupe en classe. Ceux que les parents me dépeignent comme de vrais monstres insolents et rétifs s'avèrent bien souvent de gentils ados quand ils sentent que je me laisserais pas faire s'ils me cherchent. La Roxane que j'ai rencontrée la semaine dernière, élève de cinquième à qui on donnerait 17 ans, maquillée comme une bagnole volée, qui "hurle contre nous", dixit ses parents, est devenue un gros bébé en moins d'un quart d'heure.
Les parents aussi, sont à rassurer autant que leur progéniture. Souvent dépassés, parfois de bonne volonté et inquiets pour l'avenir de leur gamin (car on a toujours ceux qu'on ne voit jamais, injoignables et qui laissent l'argent sur la commode de l'entrée), ils parlent autant d'eux-mêmes que de leur gosse quand on les a au téléphone (divorce, crise d'adolescence, travail prenant, frère ou soeur difficile...), et une fois le contact passé, je suis toujours à la fois surpris et touché de l'absolue confiance qu'ils m'accordent. De manière générale, les parents d'élève sont confiants et soutiennent davantage l'enseignant que l'élève. Pourvu que ça dure. L'image de l'Enseignant persiste encore, en tout cas, même si elle est en constante évolution, remise en question, etc, Il m'est même arrivé de faire des échanges de bons procédés: le papa mécano, une réparation sur la voiture, et hop trois cours gratuits contre cette bricole..
Pour le moment, une expérience enrichissante, puisque j'en ai six réguliers par semaine. Je suppose que les aléas de la vie, tôt ou tard, me feront arrêter. Difficile de faire cours avec un bébé par exemple, mais pour le moment je continue.

12 septembre 2010

Premier bilan de rentrée

tudo_arts_martiaux_483Une de mes connaissances m'avait dit il y a quelques années qu'elle avait le sentiment de rentrer sur un ring à chaque fois qu'elle pénétrait dans une salle de cours. Chaque heure était vécue comme un combat. C'était, il me semble, lors de ma licence, il y a donc environ sept ans de ça, et cette idée m'avait marqué: quel intérêt ?
Car de ma (courte) carrière, je n'ai que rarement eu cette sensation, même dans mon collège de montagne. Tout au plus y avait-il une certaine tension quand eux, et moi, savions qu'il y allait avoir confrontations, comptes à régler, coups de gueule à pousser... Mais de violence, non, jamais. Peut-être est-ce dû au fait que j' arrive à désamorcer beaucoup de conflits par l'humour et l'ironie ? Ou peut-être aussi parce que je ne suis pas, fondamentalement, un combatif, quelqu'un qui veut plier les élèves comme des roseaux, de peur qu'ils ne se détendent et de perdre contrôle. On en voit beaucoup au collège, des comme ça: par peur de se laisser déborder, ils deviennent psycho-rigide au point d'exploser au moindre stylo qui tombe. Pas trop mon truc, c'est le meilleur moyen pour braquer définitivement une classe et pour travailler dans une ambiance de merde.
Mon truc commence à être rodé: désagréable, cassant, mais clair, super-clair. Leur faire entrevoir que je peux être super cool et que tout peut très bien se passer, qu'ils auront intérêt à prendre part parce qu'ils ont pas mal à y gagner; mais sur le même ton calme leur dire que je me ferais "un plaisir de leur pourrir la vie" (oui, texto) et leur orientation si j'ai l'impression de faire le flic ou de subir le bordel. Le tout est d'agir froidement, sans jamais s'énerver.
Bon, je les ai sentis dubitatifs, les troisièmes. Ils savaient pas trop sur quel pied danser au début, jusqu'à ce que j'ouvre le premier cours, qui, manifestement, a marché, au point que j'ai prêté Thérèse Raquin à deux élèves. Vendredi, en revanche, le bordel: du bruit, du brouillon, une ambiance flottante... Je sis resté derrière mon bureau à attendre que le soufflé retombe, puis j'ai écrit au tableau: "se taire quand le cours a commencé, tous les temps, tous les modes, toutes les personnes". Puis, en dessous: "tout le monde." 
Le ton est donné ! Avant de conclure, toujours avec sang-froid: "oui, c'est injuste, je sais. Maintenant asseyez-vous." Là, pour le coup, j'ai eu le calme, ils ont compris que je pouvais être un gros malade.
J'aime ce métier, décidément. Ne pas être en collège trop longtemps, mais j'aime ça, pour le moment.

12 octobre 2010

Prenons le temps de lire une page de Proust

 

proust

" Il monta avec elle dans la voiture qu'elle avait et dit à la sienne de suivre.

Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa fanchon de dentelle, qu'elle avait dans les cheveux des fleurs de cette même orchidée attachées à une aigrette en plumes de cygnes. Elle était habillée sous sa mantille, d'un flot de velours noir qui, par un rattrapé oblique, découvrait en un large triangle le bas d'une jupe de faille blanche et laissait voir un empiècement, également de faille blanche, à l'ouverture du corsage décolleté, où étaient enfoncées d'autres fleurs de catleyas. Elle était à peine remise de la frayeur que Swann lui avait causée quand un obstacle fit faire un écart au cheval. Ils furent vivement déplacés, elle avait jeté un cri et restait toute palpitante, sans respiration.

– Ce n'est rien, lui dit-il, n'ayez pas peur.

Et il la tenait par l'épaule, l'appuyant contre lui pour la maintenir ; puis il lui dit :

– Surtout, ne me parlez pas, ne me répondez que par signes pour ne pas vous essouffler encore davantage. Cela ne vous gêne pas que je remette droites les fleurs de votre corsage qui ont été déplacées par le choc. J'ai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu.

Elle, qui n'avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec elle, dit en souriant :

– Non, pas du tout, ça ne me gêne pas.

Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir l'air d'avoir été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même, commençant déjà à croire qu'il l'avait été, s'écria :

– Oh ! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler, vous pouvez bien me répondre par gestes, je vous comprendrai bien. Sincèrement je ne vous gêne pas ? Voyez, il y a un peu... je pense que c'est du pollen qui s'est répandu sur vous ; vous permettez que je l'essuie avec ma main ? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal ? Je vous chatouille peut-être un peu ? mais c'est que je ne voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper. Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer, ils seraient tombés ; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même... Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable ? Et en les respirant pour voir s'ils n'ont vraiment pas d'odeur non plus ? Je n'en ai jamais senti, je peux ? dites la vérité ?

Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire « vous êtes fou, vous voyez bien que ça me plaît ».

Il élevait son autre main le long de la joue d'Odette ; elle le regarda fixement, de l'air languissant et grave qu'ont les femmes du maître florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance ; amenés au bord des paupières, ses yeux brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient prêts à se détacher ainsi que deux larmes. Elle fléchissait le cou comme on leur voit faire à toutes, dans les scènes païennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude qui sans doute lui était habituelle, qu'elle savait convenable à ces moments-là et qu'elle faisait attention à ne pas oublier de prendre, elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir son visage, comme si une force invisible l'eût attiré vers Swann. Et ce fut Swann, qui, avant qu'elle le laissât tomber, comme malgré elle, sur ses lèvres, le retint un instant, à quelque distance, entre ses deux mains. Il avait voulu laisser à sa pensée le temps d'accourir, de reconnaître le rêve qu'elle avait si longtemps caressé et d'assister à sa réalisation, comme une parente qu'on appelle pour prendre sa part du succès d'un enfant qu'elle a beaucoup aimé. Peut-être aussi Swann attachait-il sur ce visage d'Odette non encore possédée, ni même encore embrassée par lui, qu'il voyait pour la dernière fois, ce regard avec lequel, un jour de départ, on voudrait emporter un paysage qu'on va quitter pour toujours. "


"Un amour de Swann", folio, pp. 230-232

 

25 février 2011

Divagations célibattantes.

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Le théâtre est un genre qui ne m'a jamais attiré. Vraiment, et ce n'est pas faute d'avoir essayé, je n'ai jamais réussi à être vraiment scotché par une pièce. Rares sont celles, mêmes, dont la structure ne m'ennuie pas. Car quitte à voir/lire une oeuvre qui a pour prétention d'être mimétique d'une action réelle (sans entrer dans les verbiages lettro-interprétatifs), je préfère autant les vivre, ces interactions réelles. C'est sûrement pour cela que Racine et Molière me sont les plus chers des dramaturges: j'aime la majestuosité de leur vers, la puissance rhétorique, mais de loin, comme de magnifiques pièces à détacher d'un ensemble, et non comme la mise en papier d'une action transposable. Le verbe, uniquement.
Et plus j'observe mes contemporains avec l'oeil du célibataire, plus je m'aperçois à quel point le couple est une entité à la fois amusante et inquiétante, un système, quasiment au sens philosophique du terme. Une sphère composée de deux éléments imbriqués, qui fait rebond contre le monde extérieur et qui se nourrit d'elle-même.

Il y en a différents types, bien entendu, mais le principe varie peu. Variation sur un même thème: on cherche chez l'autre ce dont on manque chez soi, en somme. Une personne manquant d'assurance cherchera quelqu'un qui la protège, et ainsi de suite. Sans doute est ce pour cela que l'on croise tant de gens bien casés avec de sombres connards/asses. Finalement, c'est ça: on se rassure et on entretient son petit complexe, jusqu'à jouer un rôle, une sorte de psychodrame dans lequel chacun tient la part qui lui est dévolue, le couple tenant tant que les deux acceptent de tenir sa part du contrat. Il peut, bien sûr, y avoir négociation implicite, les rôles devenant alors fluctuants, changeants, mais finalement on passe de l'un à l'autre, d'une configuration A à une configuration B. Telle amie me confiait récemment le désarroi et l'impuissance de celle qui n'arrive pas à sortir son compagnon de sa déprime, ce qui provoquait chez elle un terrible sentiment de vide, dans la mesure où elle voit son rôle remis en question sans le comprendre; une autre connaissance a préféré rester avec son compagnon par faiblesse, confort et lâcheté, par manque de courage, préférant se contenter de peu plutôt que de prendre ses cliques et ses claques pour partir;  une dame récemment, proche de la retraite, me remerciait d'avoir "pris soin" de son mari alors que je n'avais rien fait de particulier, le mari en question n'ayant besoin de personne pour prendre soin de lui; et une amie me conseillait de me faire un petit nid "pour que quelqu'un vienne s'y nicher"...
Finalement, l'autre, de par sa capacité à souligner en creux ce qui fait mal (dans la mesure où on cherche à caler sa bosse contre son creux, et inversement) est une formidable machine à travailler sur soi. Appuyer là où ça fait mal, c'est le meilleur moyen d'avancer, finalement, mais au lieu de ça on s'entretient dans un système dans lequel on entretient sa névrose, on reproduit le même schéma transformable à l'infini mais qui marche sur le même principe. Qui se ressemble s'assemble, ou les opposés s'attirent, finalement ça revient au même: on s'entretient dans un schéma. C'est du théâtre.
Je ne fais pas le malin: c'est à la fois en observant les autres et en faisant un bilan rétrospectif de mes diverses relations amoureuses que je m'aperçois de cela. Et j'ai beau commencer à le comprendre, malgré moi j'aurais tendance à rechercher chez une Autre mon creux et ma bosse pour former notre sphère, avec une partenaire quasi-interchangeable.
Peut-être sert-il à cela, le célibat. A devenir sphérique. 

 

19 décembre 2012

Notre dame des fleurs

fleuriste_gdElle est bien loin, cette affaire que je rêvais d'ouvrir seule. Sur une place de village inondée de soleil, au gargouillis incessant de la fontaine ponctué par les visites des livreurs, facteurs, habitués... La vie aurait été belle, entourée de fleurs et d'amis, pas loin de ma petite maison avec jardinet. Ce n'était pas trop demander pourtant. Loin de cette galerie horrible, avec ces gens horribles, ces odeurs horribles. Je les déteste, je crois, la boule au ventre que je traîne depuis quelques mois vient peut-être de là. Je n'étais pas faite pour cette vie, pas dans ces conditions-là. Ici, je survis, avec cette patronne qui n'arrête pas de m'aboyer dessus pour vendre, encore, toujours plus de « came », comme elle dit avec son accent et sa permanente vulgaires. Elle ne distinguerait même pas un lys d'une tulipe, j'en suis certaine. Faudra que j'essaye, un de ces jours, tiens.

Qu'est-ce qui a déconné ? A quel moment ma vie a commencé à devenir une série de concessions, d'attentes pour plus tard, de petits arrangements avec moi-même ? Serait-ce Jérôme, qui souhaitait que je travaille rapidement pour qu'on s'installe ? Ma mère qui souhaitait vite me voir indépendante ? Moi qui souhaitais voler de mes propres ailes ? Un peu tout ça, certainement, ça ne sert à rien de rejeter sur les autres ce dont je suis responsable. En attendant, je suis mal payé à faire de mauvaises compositions à des gens pressés qui offrent des fleurs pour se faire pardonner. Ils n'écoutent même pas les conseils que je leur donne pour les faire durer, la seule chose importante étant de se montrer un bouquet à la main pour mieux tirer leur coup après. « Choisissez-les, ce n'est pas ça l'important », m'a même dit ce client pressé tout à l'heure. Est-ce pour cela que j'ai quitté l'école pour faire un apprentissage ? J'aurais aimé être une Vestale et me voilà Flora, qui permets les fragiles réconciliations. Peu de choses je souhaitais, pourtant, pouvoir m'épanouir au milieu de ces vies végétales, les accompagner dans l'éclosion de leur beauté, les nourrir, leur permettre de rayonner, apporter de la joie. Mon sourire aurait éclairé ces plantes si fragiles, et au lieu de ça mon sourire n'est qu'une façade commerciale.

Bien sûr que Clémence a raison, cette situation je l'ai choisie, et rien ne m'empêche de choisir le changement. J'ai bien su annoncer à Jérôme il y a deux ans -- déjà -- que je partais, ce n'est pas le fait de démissionner qui me fait peur. C'est ce qui arrivera après, une fois que tout sera terminé. Il me faudra recommencer, trouver les fonds, les locaux, une banque assez solide pour financer tout ça, des fournisseurs, du matériel, une camionnette... Les inévitables petits travaux, les nuits blanches à monter les stands, la paperasse... puis les impôts qui viendront m'étrangler, la comptabilité quotidienne, les pertes, les week-ends sacrifiés, les vols... Je le sais, tout ça, je l'ai vu à l'école, mais seule ça me fait peur, je ne m'en sens pas capable. Pas encore, du moins, cela viendra peut-être comme on dit, ou ça ne viendra pas, et je deviendrai comme ces caissières aigries de ne pas avoir vécu ce qu'elles avaient à vivre, restées stériles malgré leurs régulières portées de mômes aussi égoïstes qu'elles. Je serai une madame Bovary : à vivre dans mes livres je n'aurai pas vécu. Mélanie Bovary, qui se suicide à petit feu à force de subir cette musique assommante censée entraîner les gens mais qui ne fait que les endormir, les faisant rentrer dans le rang, dans le rythme. La bêtise aussi me tuera, ces gueguerres de pouvoir, de domination, de combats de dents blanches. Albert a raison. Les hommes ne montrent pas leur sourire, ils montrent leur dents, ils mordent virtuellement, rêvant de trancher la jugulaire de leur proie avant de piétiner leur cadavre ou de violer dans une mare de sang la victime étendue, soumise. Ils tirent leur crampe et m'abandonnent, éventrée, blessée à vif, ouverte et recroquevillée à la fois. Faut-il se battre, faut-il malgré tout trouver un compromis ?

Je ne sais. Pour le moment qui dure je me contente de choses simples, très simples. Mes lectures, qui à chaque fois me lavent de la souillure humaine, les fleurs qu'on me confie auxquelles j'essaie de donner les conditions de vie les plus satisfaisantes possible, les cafés avec Clémence dès qu'elle a une heure de pause commune avec moi, les visites des amis, des parents le week-end... Je les sens tristes. Ils n'osent pas encore me poser la question, mais ils souffrent de ma solitude. Bien entendu, leur gêne réside dans une sensation d'échec. Faire de moi une fille aussi marginale ! c'est leur fierté qui s'exprime et pas l'empathie. Je ne suis pas malheureuse, non, mais je ne suis pas heureuse non plus. Je regarde passer ma vie au lieu de la vivre, comme ces fleurs coupées qui assistent aux embrassades maladroites. Je fane, je me flétris, et je mourrai.

11 octobre 2010

un peu de mathématiques

1193903558Il y a certains chiffres qui donnent le vertige. A voir la prolifération des blogs traitant de littérature, dans lesquels les auteurs recensent et donnent un jugement sur leur dernière lecture, il m'est venu l'envie de faire quelques opérations toutes simples, à l'instar des divisions que fait Maximilien Aue dans la Toccata des Bienveillantes, pour essayer de savoir si, humainement, le travail de recension de tous les livres de l'histoire de l'humanité pourrait être possible, ce qui revient à se demander combien de livres ont été écrits depuis que le monde est monde.
Question quasi insoluble. Le chiffre le moins imprécis trouvé sur le net fait état de 129 864 880 livres différents. Ce qui me paraît peu, finalement, comme le sous-entendent aussi les journalistes. Mais soit, partons de cette base-là, et considérons qu'il faut une heure à un bloggeur sérieux pour concevoir un article correct sur un livre. Cela paraît une bonne moyenne, dans la mesure où certaines merdes ne nécessitent que quelques secondes d'attention, tandis qu'écrire sur Madame Bovary demande quand même plus de recul... donc 129 864 880 heures divisées par 24, et redivisées par 365 nous font aboutir à 889 465 jours, non-stop, d'écriture; soit 11 860 vies humaines de 75 ans pour recenser et commenter tous les livres de l'histoire de l'humanité.
Sans compter, c'est le cas de le dire, qu'un commentaire n'est pertinent que dans la mesure où il est commenté, ce qui sous-entend, pour ne pas tomber dans une dictature  de l'avis à sens unique, que chaque article doit lui-même faire l'objet d'un commentaire, etc, etc...

Ca a quelque chose de vertigineux. Cette impression me saisit à chaque fois que je tombe, de lien en lien, sur un blog consacré aux commentaires de lectures. Non que je désapprouve cela, loin de là puisqu'il m'arri ve assez régulièrement de faire de même. Mais c'est le fait d'imaginer une petite ville réquisitionnée durant trois quarts de siècle, et uniquement occupée à commenter des livres, qui me fait sourire.
Comme quoi, il faut savoir s'amuser de peu !

18 septembre 2010

La haine du superlatif

1864... ou petit éloge de ceux qui ne sont pas comme nous, qui ne paraissent pas comme nous, dans la mesure où la nature humaine réside individuellement.
Les Tirésias, Oedipe, Héphaïstos... Autant de personnages, de figures représentées comme infirmes. Boiteux, aveugles, muets, sourds, peuplent la littérature, représentent un topos fréquent, fût-il historique. La musique de Beethoven, par exemple, aurait-elle eu la même réception si le compositeur n'avait montré des signes de surdité ? Malgré tout le respect que j'ai pour le maître de Bonn et en dépit de tous les afficionados, je me permets d'en douter.
C'est un fait, ces figures me parlent, elles me fascinent, elles symbolisent pour moi ceux qui ont payé de leur personne le fait d'accéder à un autre niveau, de jouer le rôle de passeur, d'être ouvert à une dimension supérieure du monde. Tout cela est littérature, mais dans la transposition du quotidien, j'ai une affection particulière, un atome crochu comme on dit, pour les gens qui doutent.
Ceux dont on dit avec un certain dédain et avec la bêtise qui caractérise notre début de XXI° siècle (à tel point, sisi, que j'envisage de plus en plus sérieusement de mettre ma télé au rencard) qu'ils sont des "torturés", des "intellos", des "enculeurs de mouche". Plus ça va, et plus les gens affirmatifs, sûrs d'eux, qui s'expriment avec des formules claquantes et définitives ("tel livre est le plus grand qui soit", "telle oeuvre est une merde", "tel auteur n'a rien compris"...) me font peur, me donnent envie de ressortir la fameuse formule de Deleuze: "vous savez, je..." et d'éclipser la conversation. Non que ces points de vue soient erronés, stupides, ou qu'ils proviennent de personnes qui ne savent pas de quoi elles parlent ou incapables d’expliquer leur choix par a+b. Rien de tout cela. C’est juste que ce principe de l’affirmation me dérange, il semble contredire par nature ce sentiment diffus qui m’envahit à chaque œuvre que j’ouvre ou que j’écoute, à chaque personne que je rencontre : le doute. La possibilité d’une remise en question, le fait que cette rencontre, quelle qu’en soit la nature, puisse changer du tout au tout mon regard sur le monde. C’est pas évident, d’ailleurs, et souvent déceptif, comme manière de fonctionner. Et les personnes qui doutent sont celles qui m’interrogent le plus, qui résonnent le plus fortement car il y a toujours un champ ouvert.


Ainsi j’ai retrouvé hier une personne que j’aime beaucoup. Je crois pouvoir dire que je ne serais pas le prof que je suis maintenant si les aléas d’internet ne me l’avaient fait rencontrer il y a déjà quelques années de cela. Celle que j’appellerai Elise fait partie de ces personnes qui me semblent torturées, pleines de remises en questions, d’angoisses réflexives, mais qui avancent, qui font leur chemin. Sans toujours, probablement, être comprises, elles avancent sur une voie qui n’est certainement pas celle de tout le monde, fidèle à des perspectives et des points de vue qui égratignent, qui surprennent tous les gens habitués à l’habitude, mais qui reste remarquablement cohérente dans la mesure où l'on « prend le temps » (puisque le temps, maintenant, doit être pris) de s’arrêter et de discuter.
Certes, ces personnes-là sont handicapées par cette cohérence intérieure, elles sont souvent mal comprises, mal suivies par leur entourage professionnel ou par les braves gens. Mais, et certainement est-ce dû au fait que je deviens de plus en plus comme cela (car on n’est pas, je pense, comme Nietzsche, qu’on devient ce que l’on est (cela dit, il est devenu fou, lui, à ce sujet l’image de Nietzsche en larmes se jetant devant le cheval fouetté,
authentique ou non, m’a toujours rappelé ce passage de Crime et Châtiment
dans lequel Raskolnikov rêve de ce cheval battu à mort par une foule parce qu’il n’avait plus la force de tirer sa charrette)), je me sens plus à l’aise, plus libre avec ces personnes-là qu’avec les amoureux du superlatif, et non obligé d'abréger la conversation ou d'afficher un assentiment de façade.

 

10 septembre 2010

Balzac et Flaubert

In vino veritas, il parait. C'est donc à la troisième bière de l'apéro du vendredi que mon ami François m'a demandé, à la suite d'une longue conversation qui s'orientait dans ce sens, un topo: Balzac/Flaubert.
Et là c'est dur. Dur parce que parler à la fois précisément et clairement après trois bières n'est pas quelque chose de facile pour mon corps endolori par une semaine de labeur pédagogique; dur de parler de Balzac et de Flaubert après les monstres sacrés qui en ont si bien disserté (ma première pensée va vers Auerbach, par exemple, mais il y en a tellement qui ont bien parlé de ce sujet: Proust, Poulet, Starobinski, Nadeau, Genette, Thibaudet...); dur de parler clairement et exactement d'un sujet pointu à un agrégé de philosophie... J'ai donc, suivant une pente naturelle, esquivé après quelques considérations générales (ça me rappelle cette phrase de Deleuze qui explique que quand quelqu'un lui demandait ce qu'il pensait de la philosophie, sa bafouillante réponse était: "vous savez, je..." sans terminer: déjà un prolégomène !) mais il reste que la question m'a quelque peu travaillé ce week-end, et que je n'aime pas laisser des questions en suspens. 

413px_Flaubert_GiraudSi l'on considère le rapport quasi-organique que l'on peut avoir vis-à-vis d'un style d'auteur, d'une personnalité qui se dégage des oeuvres, il y a peu de choses à voir entre Balzac et Flaubert, ou les choses en commun sont justement de celles qui n'ont strictement aucune importance: certes, tous deux s'inspirent souvent de faits réels ou quelque peu modifiés,  tous deux analysent la société qui les entourent, la décortiquent à leur manière... Le sujet n'a aucune importance. Ce qui les différencierait, selon moi, serait un éclat de rire. Non le tonitruant Rabelais, mais l'éclat de rire sardonique et méchant de l'aveugle de Madame Bovary ("Il souffla bien fort ce jour-là; et le jupon court s'envola !"). Car tout est là: Balzac dresse une cathédrale embrassant l'intégralité des rouages de la société du XIX° siècle (et vive les groupes nominaux à rallonge), il se pose comme un juge froid et lucide (relire les premières pages de la Fille aux yeux d'or, c'est magnifique !) de l'humain. Tandis que Flaubert se contre-fout de tout cela: tout se joue dans la distanciation opérée entre la voix qui parle et ce dont elle parle, entre le narrateur et la chose narrée. Là où Balzac parle, Flaubert rit. Et par conséquent, la consistance de la chose racontée, chez ce dernier, perd de sa densité, à tel point qu'il est parfois difficile de savoir si c'est sérieux tout ça. La fin d' "un coeur simple", par exemple... John et moi n'avons jamais été d'accord là-dessus: j'y vois une apothéose là où lui ressent un ultime foutage de gueule. Ces hésitations n'ont jamais lieu chez Balzac, qui donne la sensation d'écrire au kilomètre (il n'y a qu'à comparer les portraits des deux hommes, tout est dit), tandis que chaque phrase flaubertienne est gueulée, pesée, vérifiée... ("Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues. Il revint."). 
Balzac

A la limite, Balzac aurait plus à voir avec Zola; et Flaubert avec Stendhal, si on devait pousser plus avant les comparaisons.
Espérons que cette ébauche de réponse, fort incomplète, servira de préambule au prochain apéro ! 

 

29 août 2010

De lineas

manuscrit_page_01C'est en préparant mes affaires pour la rentrée que je suis retombé sur ce gros tas de papiers enveloppé dans une grande feuille double: les lignes de l'année 2009-2010, soigneusement récupérées et collectionnées, tel un herbier annuel. Et comme les bonnes choses sont encore meilleures lorsqu'elles sont partagées, voici un petit florilège de ce que j'ai pu faire copier à ces charmants adolescents en mal de sanction inéducative (encore que: en recopiant, on apprend la rigueur, la régularité, on révise les mathématiques, la motricité, la cadence...), accompagné du commentaire recontextualisant (les prénoms, bien entendu, sont modifiés):

- "Je ne drague pas en cours de français": ça c'est Laura, cinquième, une petite élève toute mignonne qui en était dans la phase mi petite fille, mi ado, et qui commençait à m'agacer à force de minauderies. Indice flagrant de cette période: son père m'a parlé de ces lignes à la réunion parents-profs, en se marrant. Une vraie ado aurait signé ses lignes elle-même !
- "Je n'oublie pas mes affaires comme un demeuré": ça ce fut un putsch de mes élèves de troisième, qui décrétèrent qu'il était inutile, un vingt Juin, d'amener leurs affaires. Au bout de trois élèves surpris, je mets à la porte tous ceux qui n'avaient pas leurs affaires. Et toute la classe de se lever et de partir... Mi-abasourdi, mi content de ce congé inespéré, je rentrai en salle des profs quand un surveillant vint me voir et me dit qu'il n'avais pas les capacités d'accueillir toute la classe. Ce à quoi je repris les élèves sus-nommés pour les faire copier cette sentence jusqu'à la fin de l'heure.
-"Je ne parle pas comme un poissonnier/une poissonnière": cela se passe de commentaires, étant donné la langue parfois vivifiante de ces jeunes gens !
-"Je ne fais pas le pitre avec ma casquette" : non mais c'est vrai quoi, le cours de français n'est pas un lieu de jonglage !
-"Je n'attends pas comme un benêt que l'enseignant vienne me chercher", à tous les temps de l'indicatif. Ca c'est le genre d'élève mouton, qui est incapable, en fin de troisième, d'initiative personnelle, et qui attend gentiment que le professeur traverse toute la cour pour chercher la classe sans avoir l'initiative de s'avancer comme je lui en faisais signe. Le manque d'initiative est quelque chose qui m'agace très vite. Une variante relevée aussi: "je ne me traîne pas comme une limace asthmatique pour aller en cours".
-"Je n'escalade pas comme un demeuré la clôture du collège". celle-là aussi elle est bonne. Le gamin je l'attrape en train de faire le mur. Normalement, j'aurais dû direct l'envoyer chez le directeur, qui l'aurait probablement renvoyé... Peut-être ai-je mal fait, étant donné la pénibilité de l'élève en question, mais je décide de garder ça pour nous. Et en plus il râle...
- "Je ne viens pas en cours pour babiller". J'adore ce verbe, je le trouve absolument charmant, il sonne écrivains de cour, XVII et XVIII ème, Marivaux... Comment ne pas faire profiter mon cher Valentin de ce verbe si musical ! Et combien de fois dans sa vie entendra-t-il un tel terme ! r />-"Le cour de français n'est pas un boudoir" : après tout, il est explicitement demandé dans les programmes de faire intégrer du vocabulaire aux élèves. Boudoir, n'est ce pas un mot merveilleux, l'élève m'a même demandé s'il s'agissait du gâteau !
- Un bel exemple de rebellion adolescente: les élèves doivent nous amener une mallette, en chaque début de cours, dans laquelle est rangée le cahier de devoirs, le cahier de textes et le cahier d'appel. Tout cela est ritualisé, attention: un élève différent, chaque semaine, est responsable de la mallette, et si le boulot est bien fait il a droit à un pain au chocolat le vendredi soir. Je ne suis pas là pour vous dire que je trouve cette pratique révoltante et à la limite de l'humiliation, mais enfin, comme la plupart des règlements, je m'en contre-fous, et je demande à une élève, au hasard, d'aller me chercher le sésame. Elle s'exécute, avec une copine, et ce malgré mes rappels. A mon retour, donc, pour les deux: "Je ne me déplace pas comme un banc de sardines", et la deuxième de râler. Adoncques, pour elle: "Je ne me déplace pas comme un banc de sardines pour aller chercher la mallette de l'enseignant." CQFD.
- Enfin, dans les anecdotiques, "je ne dois pas jeter de gomme en cours". Là ç'avait été sportif: alors que j'écrivais un truc au tableau, je vois une gomme qui s'éclate à une vingtaine de centimètres de moi. C'était en début d'année, avec une classe difficile (dont les 2/3 ont d'ailleurs été virés avant Noël). Je me retourne et fais ce qu'il ne faut pas faire: je demande qui a lancé ça. Evidemment, personne. Mine de rien, ça commençait à monter de mon côté, car j'étais certain de mon coup, je savais qui c'était, je l'avais aperçu se rasseoir en vitesse. Deuxième chose à ne pas faire: je leur donne TOUS 500 lignes, à faire (et de trois) TOUT DE SUITE (c'était une fin de journée, dernière heure) en les menaçant de ne pas les libérer (c'était du bluff) tant qu'ils n'avaient pas fini (et de quatre). Là, il s'est dénoncé, comme un grand, et je dois bien avouer que j'ai eu chaud, j'étais vraiment border-line.

Après, je passe sur les "je ne ricane pas en cours", "je ne fais pas le pitre en cours"... tous aussi banals et déjà faits.  Et je ne vais pas relancer le débat sur l'inutilité des lignes, non par paresse mais parce que j'en ai déjà parlé précédemment: à faute stupide, sanction stupide. 
Et ces lignes créatrices sont, je le répète, une mine de pédagogie: ils apprennent de nouveaux mots, ils travaillent la régularité... Tout en réalisant que je peux moi aussi être très bête. 
Enfin, cela pourra éventuellement servir de menace cathartique le premier jour de cours. Bien que j'envisage de plus en plus sérieusement de faire recopier des fables.

16 octobre 2010

Séquence Citation


deleuze1

Oui, inaugurons un nouveau moyen de relancer la matière grise de mes chers lecteurs, avec un efficace moyen, aussi protocoscolaire soit-il: régulièrement, une citation sera soumise à notre sagacité. C'est sympa, le principe des citations, car il oblige à recourir à beaucoup de choses: la recontextualisation de ce qui est dit, dans la mesure où nous avons toujours une vague idée générale sur l'auteur; et la décontextualisation amenant souvent le contresens productif, puisque sortie de son contexte, le morceau analysé nécessite, telle une bouture, d'être implanté dans un substrat conséquent. Finalement, on peut faire signifier une chose et son contraire à une citation. ce n'est pas Montaigne qui nous dira le contraire, lui qui a pompé sans vergogne et avec intelligence dans les trésors latins en partant du principe qu'il ne reconnaissait plus le passage comme étant d'un autre puisqu'il avait été digéré par ses soins (je n'ai plus le passage en tête, et la flemme de le chercher là maintenant...).
Ouvrons donc ce rituel avec une phrase que j'ai encadrée à côté de mon bureau, de telle sorte que je ne puisse pas la rater quand je travaille:

 

"On n'enseigne bien que ce que l'on cherche, non ce que l'on sait"

 

Cette phrase est d'un mec que j'adore, Gilles Deleuze. je l'ai lu assez tardivement, lui. Je ne pense pas que j 'aurais pu l'aborder plus jeune, de toute façon, dans la mesure où sa lecture demande, je trouve, un certain recul, une amorce de culture générale. Il est assez difficile à lire, de surcroit. Son écriture est presque mimétique de sa pensée: passant du coq à l'âne sans lien apparent, complexe, établissant une foultitude de liens entre les choses, les notions, les auteurs... Des textes d'une intelligence folle, vraiment. Une intelligence folle. C'est exactement ça.
Elle est très concrète, cette phrase, et pourrait (aurait pu) être inscrite au frontispice de feu les IUFM. Voilà comment je la comprends et comment elle conditionne aussi une manière d'enseigner: il est rassurant pour tout le monde de transmettre, et de recevoir, des concepts qu'une longue tradition scolaire/universitaire a déjà balisé, clarifié, planifié, corseté même, comme ces splendeurs d'antan que l'on étouffait et cachait sous les corps sages. A la limite, tout le monde est habitué à ce qu'on pourrait appeler les "pactes d'enseignement", comme les universitaires ont parlé de "pacte de lecture". Si ce n'est qu'il y a toujours un "petit 3", dans la plupart des manuels que je lis, dans lesquels on range les "cas à part", les choses particulières et "autres emplois." Cela est d'autant plus mesurable que l'on nous demande parfois d'enseigner des choses d'une complexité abyssale, sous le voile candide du corsetage scolaire. C'est un peu comme si l'on faisait visiter un terrain bien propre, avec de jolis balisages, en disant de temps en temps "bon, là faites gaffe, vous avez un gouffre insondable, vous n'aurez qu'à faire attention. Mais ne vous inquiétez pas, hein."
A la limite, cela est assez représentatif sur la méthode contemporaine d'appréhension des connaissances, et de la vie en général: clarifier, planifier, donner des plans, des cases, des rangements. Une pensée IKEA (dont le slogan, rappelons-le, est  « Affordable solutions for better living »...) , certes rassurante et fonctionnelle, mais qui ne rend justement pas compte de ce qui est intéressant: les choses qu'on ne capte pas, ou mal.
Enseigner, me dit Gilles tous les matins, c'est certes donner ces fameux cadres, inculquer la notion, mais c'est surtout montrer ce gouffre, dire pourquoi parfois, on n'en sait rien, ou pourquoi parfois on touche des cas-limites. Proposer des explications, des hypothèses... Faire preuve d'humilité, finalement, au lieu de se cantonner au carcan des phrases types des manuels. Montrer une pensée qui agit, qui questionne, qui est vivante et dont les ramifications intellectuelles sont infinies, une hydre de Lerne. Et non exhiber
une pensée Power Point, une pensée morte, figée par des cadres de grantun-grandeuh.

On n'enseigne bien que ce que l'on cherche, non ce que l'on sait.

 

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