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18 décembre 2012

Complainte du bibliothécaire

fond1Je suis de ceux dont on oublie rapidement le visage, retranché que je suis à la fois derrière cet austère bureau métallique sans goût et l'ordinateur qui me donne une contenance. Pourtant, du haut de mon modeste siège réglementaire, j'ai derrière moi des siècles de littérature, devant moi quelques minces décennies me séparant de l'oubli. Je les connais, ces livres. Chaque jour je les trie, les numérote, les classe. Respectueusement posés dans leur chariot, ils rejoignent quotidiennement leur place après que j'ai validé leur retour. Ces ouvrages partagent durant quelques semaines votre quotidien. Sachant qu'ils sont anonymes vous les investissez, les considérant comme vôtre. Ils partagent vos trajets en train, votre bain, parfois votre lit. Dieu et moi savons qu'ils ont été témoins de vos ébats et de vos cris de jouissance. Vous les cornez, les tâchez de café, y oubliez une liste de courses, un ticket de métro, une ordonnance qui servent de marque-page passager. Et moi à leur retour je ressuscite leur virginité. Et mes livres sont de nouveau disponibles pour investir une nouvelle pièce de vie. Certains d'entre eux, hélas, sont là depuis longtemps, trop longtemps. Ils flétrissent et se morfondent en attendant que vous leur donniez sens. Là ils ne sont rien, ou si peu, de plus qu'un savant ordonnancement de taches d'encre sur des épaisseurs de papier. Ceux-là me font mal mais je me force à ne pas les oublier. Je les mets en avant sur le présentoir, comme un proxénète répartit ses filles sur les trottoirs fréquentés.

D'autres ont à peine le temps d'être reposés qu'ils repartent déjà vers un autre Ce sont souvent les mêmes, les meilleurs rarement. Ils permettent d'assez bien jauger la qualité de mes lecteurs, lesquels recherchent davantage une fleur de lotus « qui fait perdre la mémoire » qu'une faille dans le granit de leurs certitudes. Du rôle de proxénète me voici investi dans celui de Lotophage fournissant la fleur qui fait perdre la mémoire en les projetant dans la vie facile d'un autre. Cela me chagrine, qui crois à une littérature fondamentalement déracinante. On se conforte dans un livre, on oublie, on est bercé. Mais on ne pense pas. Surtout ne pas penser.

Là, réfugié dans mon temple au milieu d'une troupe de profanes vulgaires qui fonctionnent, je suis le dernier à vouer ma vie à la littérature. Celle dont la plume éventre, émeut, remet en question notre existence. Ma vie passe doucement, elle est ponctuée d'événements tantôt tristes comme cette lectrice récemment décédée qui nous a légué toute sa bibliothèque ou cet adolescent ancien gosse passant ses après-midis à lire, qui ne me regarde plus désormais, l'oeil torve rivé à l'écran de l'ordinateur mis à la disposition des inscrits pour gonfler le nombre d'adhérents ; parfois agréables comme l'ondoyante chevelure de Mélanie qui vient régulièrement chercher de nouvelles lectures. Son sourire éclaire mes journées mais je la sens malheureuse dans le fond. Il n'y a que les gens pessimistes qui aiment profondément la littérature, et elle l'aime, vraiment, sans condition. Ses points de vue sont toujours pertinents, sans un mot de trop. J'aimerais la revoir, je dois lui dire. Lui dire silencieusement à quel point je la trouve belle. Mais je n'ose pas, pour le moment, je reste à ses yeux l'anonyme fonctionnaire qui range les livres, nous n'appartenons pas au même monde. Elle est de celui qui vit, qui grouille, branloire pérenne insaisissable, tandis que je suis le gardien d'une mémoire morte, le médecin des voix graves qui se sont tues. Bientôt je partirai, très vite. Vingt-cinq ans, trente ans, le temps d'un éclair, celui de laisser derrière moi quelques heures de joie et peut-être une belle famille. Peut-être Mélanie deviendra celle qui m'accompagnera, qui sait ? Mais cette mémoire que j'entretiens quotidiennement ne s'éteindra jamais. Fluctuant, éternellement muet mais hurlant sa colère, teintée de cette écoeurante odeur de mauvaise moquette, mon silencieux royaume trouvera peut-être un nouveau dépositaire digne de confiance qui saura le faire vivre avec le même amour.

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