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13 septembre 2010

Sur une page du Quichotte

5ikr2mucAu début, Don Quichotte, ça me soûlait: il est interminable, ce livre, et dans le cadre d'une agreg au programme démesuré, je n'avais pas le temps de m'extasier, il fallait y aller efficacement. Et puis il faut suivre, il est plein de digressions (on pourrait presque dire que le Quichotte n'est qu'une digression, mais c'est un autre problème), de formules alambiquées, de références complexes...
D'ailleurs, quand on évoque ce roman aux gens, l'épisode qui ressort de manière quasi-systématique, c'est le combat de Don Quichotte contre les moulins. A vrai dire, il semblerait presque que l'oeuvre se réduise à ce passage d'une dizaine de pages !

Pourquoi ?
Il y a des moments bien plus amusants, représentatifs, narrativement plus riches, plus fournis... Et la sagesse populaire n'a retenu que cette petite anecdote. Pour rappel, nous sommes au début de l'oeuvre, lors de la deuxième sortie de Don Quichotte, accompagné cette fois-ci de son écuyer Sancho. Pressé d'en découdre avec les bandits et autres monstres pour prouver à la noble dame Dulcinée du Toboso ce dont il est capable, notre manchègue loue la "fortune" de lui faire rencontrer "trente ou quelque peu plus de démesurés géants" qu'il s'agira de mettre à terre pour accumuler des "richesses" nécessaires à la guerre. Malgré les avertissements du sage Sancho, qui ne voit là que "des moulins à vent et ce qui semble les bras sont des ailes", Don Quichotte, avec une formule méprisante pour son écuyer, se jette à l'assaut de ces "couardes et viles créatures", lesquelles, évidemment, jettent à terre le brave Rossinante et son cavalier, "qui s'en furent rouler un bon espace parmi la plaine."
Secouru par le brave Sancho, Don Quichotte ne démord pas de son point de vue, dans la mesure où "les choses de la guerre sont plus que d'autres sujettes à de continuels changements" et accuse le sage Freston d'avoir transformé les géants en moulins, "pour me frustrer de la gloire de les avoir vaincus * " 

Bien. Un épisode burlesque, amusant, ridicule, typique et annonciateur du triste destin du chevalier de la Manche. Un passage qui ouvre la deuxième sortie du "héros" tout en permettant au lecteur de prendre la mesure de la folie de Don Quichotte et du génie de Cervantes.
Il pourrait être bon de penser que si ce moment des aventures reste dans la mémoire populaire, ce n'est pas pour rien. J'aurais presque tendance à croire que ces petits récits qui imprègnent la mémoire font écho à une expérience commune, à une résonance universelle. Ne serait-ce pas une définition du mythe ?
Pourquoi Don Quichotte, pourquoi des moulins ? Peut-on y associer une comparaison avec Ulysse plantant l'oeil du cyclope avec un mat, envoyant tout son art au coeur de la sauvagerie, de la même manière que notre chevalier se heurtant à la réalité ? Quelle réalité ?
Plus un objet est lointain et familier à la fois, éloigné de notre quotidien mais imaginairement proche, plus il est facile d'y associer une symbolique malléable. Chacun peut, ainsi, faire le moulin qu'il souhaite. Un tel y verra la fortune, tel autre un amour, transformant ainsi un désir en un élément concret, prenable, abordable... Il est à noter que la réalité du chevalier ne se situe pas ailleurs qu'en lui-même. Il porte en lui-même son interprétation du monde; son regard, bien que soi-disant faussé (car quelle crédibilité accorder aux narrateurs du Quichotte) est cohérent, et ses paroles suivent. Maître de lui comme de l'univers, il ne craint pas de se confronter à son désir pour en tirer des richesses. 
Faisons-nous, vous et moi, autre chose ?
Ne fantasmons-nous pas notre univers ? Ne voulons-nous pas plier les choses, les gens, notre boulot... à la vision réifiante que nous portons sur eux ? Vous qui me lisez, lisez-vous un critique, un écrivain, un petit enseignant minable, un artiste potentiel ? Les choses ne sont elles pas autre chose que le regard que nous portons sur elles ? Les projections que Quichotte fait sur ces monuments de pierre et de tissu n'en font-elles pas des géants ? 
Et vouloir réduire l'autre à ce que l'on veut qu'il soit, ou ce qu'on veut y projeter symboliquement (assurance, protection, tendresse infinie, sécurité, amour...) n'est-ce pas revenir à transformer des moulins en géants ? Plus je grandis, plus je me prends des claques, je vois les autres autour de moi, plus je vois des chevaliers voir des moulins.
A ce moment-là, il me plaît à penser que Don Quichotte a raison. Non de vouloir ramener l'univers à son aune, mais de foncer vers ces géants, de vouloir faire coïncider ses désirs avec ses réalités. De ne plus voir au loin un mirage de bonheur mais de foncer vers ce qui lui semble cohérent, tête baissée. Don Quichotte a lu Sénèque: "ce n'est pas parce que les choses sont difficiles qu'on n'ose pas les faire, c'est parce qu'on n'ose pas les faire qu'elle sont difficiles."
Don Quichotte ose, et s'éclate la gueule, littéralement, lui et son canasson. Son désir n'est pas la réalité, c'est normal. L'autre, fût-ce un conjoint, un boulot, un rêve... n'est pas conforme, ne peut pas être conforme aux projections rassurantes que nous faisons sur elles. Dans un sens c'est rassurant: nous savons à quoi nous en tenir. Mais c'est en même temps terriblement angoissant: comment vivre dans un monde débarrassé de ces repères que nous nous créons ? Dans un monde où finalement l'herbe ne sera pas nécessairement plus verte dans le pré d'à côté ? Et faut-il mieux admirer de loin ces moulins à vent sans oser s'y confronter, restant ainsi dans une tension somme toute rassurante, ou faut-il comme Don Quichotte foncer tête baissée confronter le désir à la réalité, quitte à ce que l'écart entre l'un et l'autre nous laisse aussi "rouler un bon espace parmi la plaine" ?

Beaucoup de questions dans ce billet, peu de réponses. Je ne  joue pas au sage mystérieux: je n'ai pas de réponse toute faite. J'ai mon avis, mes réponses, mes conclusions après mes expériences, mes déceptions, y compris de celles qui donnent un coup de poing au ventre en empêchant de reprendre son souffle. Mais loin de moi l'idée de vous les donner, ces réponses. Elles me regardent, et elles n'ont aucun sens si vous ne cherchez pas pas les vôtres. Tout en sachant que la réponse finale sera provisoire, dans la mesure où elle sera prononcée sur notre lit de mort. C'est là tout le bonheur que je nous souhaite. Je laisse la dernière réponse de Don Quichotte: "Ma nièce, je me sens proche de la mort, et je voudrais bien qu'elle fût d'une façon qui donnât à entendre que ma vie n'avait pas été si mauvaise que le nom de fou m'en demeurât: car encore que je l'aie été en cette vie, je ne voudrais point confirmer cette vérité à ma mort.** "


*édition Folio, (magnifique) traduction d'Oudin, revue par Cassou, pages 113 à 115, volume 1.
**: volume 2, p. 595.

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Commentaires
S
DON QUICHOTTE est sans doute le plus grand livre qui soit. D'ailleurs, si tu trouves un jour une statuette...
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