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21 janvier 2013

Monsieur Lucien

« Bonjour tout le monde, sortez vos affaires, je vous prie, nous allons commencer un nouveau cours aujourd'hui. »

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Longtemps je me suis demandé de quelle manière entrer en classe et comment échapper aux platitudes habituelles. Après plusieurs réflexions, j'ai décidé décidé de m'en tenir à cette manière classique. Finalement, les meilleurs débuts ne sont pas nécessairement ceux qui accrochent, qui choquent. C'est pareil que pour les livres. Introduire son récit de manière douce et progressive, au lieu de rentrer dans une débauche d'actions insensées. « C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar. » Oui, cela a une certaine allure, mais à ce stade, Flaubert a déjà perdu un tiers de ses lecteurs. « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » Ca c'est une vraie phrase d'amorce. Commencer une œuvre aussi colossale que la Recherche par une phrase pareille, c'est du génie.
Enfin. La classe est calme, probablement mal réveillée. C'est mon heure préférée, celle-là. Quand j'ai commencé ma carrière on disait l'heure matutinale. Maintenant on dit H1. Le monde est devenu de plus en plus froid, de plus en plus réglementaire. C'est censé rassurer les élèves, soi-disant, les intégrer dans une structure analogue à celle qu'ils connaîtront plus tard. Mouais, sans doute. Ce qu'on voit en attendant c'est qu'ils deviennent de plus en plus violents et cruels tout en respectant parfaitement les dits règlements. Étouffer le corps, les émotions, le langage, comprimer les saillies et les passions n'ont pour résultat que de les faire jaillir de manière encore plus incontrôlée.
En attendant ils sont là, indolents, d'une fausse passivité, l'oreille à l'écoute de ce que je vais bien pouvoir leur raconter ce matin. J'aime bien la classe de cinquième. En plus de trente ans dans cette boite, j'ai eu l'occasion d'enseigner à tous les niveaux. De la sixième aux études supérieures, et fuyant les trompettes de la renommée j'ai demandé à Gilles de récupérer le niveau avec lequel j'ai fait mes premiers pas en tant que jeune professeur agrégé de lettres classiques, tout juste sorti de l'école normale. C'était il y a bien longtemps de cela. Christine était enceinte, nous venions d'acheter cette grande maison « avec jardinet », l'avenir semblait radieux. Elle était belle, dans cette robe noire. Nous faisions l'amour tout le temps. Nous étions immortels, avec des rêves trop grands pour nos frêles épaules. Elle a raison, Gervaise: travailler tranquille, avoir un trou un peu propre pour dormir, mourir dans son lit entouré des miens.

Mais ce n'est pas le moment de ressasser tout cela, j'ai largement le temps de le faire en dehors du travail. C'est curieux, cette sensation de pilotage automatique. Voilà près de vingt minutes que le cours est lancé, ils sont là en train de plancher calmement alors que je pense complètement à autre chose. Eux aussi, probablement, sont-ils bien ailleurs que dans les subtilités de la voix passive, j'aurais du mal à leur en vouloir. Ce qui nous rejoint, eux et moi, est quelque chose de très ténu et qui ne nous intéresse pas. Si j'osais, j'aurais l'orgueil de sentir une certaine admiration chez ces jeunes personnes si tranquilles. Mon calme, mon assurance, même mes vieux costumes aussi décatis que moi semblent les rassurer dans cet univers où les enseignants viennent dispenser leur savoir en jean. Le fait de travailler sans note auxquelles me raccrocher doit aussi leur inspirer un certain respect. Cela n'a rien d'honorable. A force de labourer le champ des compétences, comme disent ces blancs-becs, j'en suis venu à connaître chaque centimètre carré de la terre qu'on me demande de fructifier. Nul besoin de ces colifichets dont se parent les autres. Depuis quelques années, le collège s'est doté à grands frais de tableaux numériques. Quel besoin était-il de ces appareils fragiles dont l'intérêt était somme toute très limité ? Projeter des documents ? Faire une recherche sur internet ? Je n'ai ni ordinateur, ni téléphone portable, et ces machines sont des veaux d'or modernes devant lequel le corps enseignant se prosterne dangereusement. L'éclat de rire faussement sympathique qui a accueilli mes réticences lors des réunions sur le sujet avait fini de me convaincre que je n'étais plus du même monde. Mes exercices, mes cours, je les fais moi-même, je les tire de mes lectures, nul besoin d'aller chercher quoi que ce soit en dehors. J'ai appris à jauger le potentiel d'une classe, à m'adapter à elle pour la mener plus haut, ce n'est certainement pas dans ces chétifs manuels bariolés que je trouverais de nouvelles choses. Le partage doit se faire avec les autres, de vive voix et non réfugié derrière un écran. Quel est ce besoin de se protéger ?
« Voilà les exercices, à faire pour demain matin, commencez-les maintenant, bande de bourricots, ce sera ça de fait pour demain matin ». Le même geste, depuis trois décennies. Distribuer ces feuilles après m'être assuré qu'il n'y a pas de question, et comme souvent il n'y en a pas. Les yeux de mes élèves me regardent bien en face, c'est la meilleure des gratifications possibles. Encore un quart d'heure de cours, je le sais bien. Nul besoin de montre désormais, mon cerveau est depuis longtemps calibré sur une heure. Même en lisant, je le sens: une pause toutes les heures devient indispensable. Pas comme dans le temps, où je pouvais passer quatre ou cinq heures d'affilée sans lâcher mon livre. Vautrés dans le canapé, nous lisions elle et moi, chacun notre livre et pourtant réunis dans le même recueillement.
C'est depuis que Christine est partie que les choses ont commencé à tourner en rond. A cet incessant chagrin se mêle la sensation d'être déraciné, hors de moi-même. Chacun des actes du quotidien était un pendant des siens. Maintenant qu'elle ne m'équilibre plus je dois tout réapprendre. Bien sûr, ces années passées ensemble n'avaient pas été tout le temps roses, il y avait eu des disputes, des désaccords, des passages à vide. Il y a des moments dans la vie où tout nous semble insensé, où nous voulons tout quitter pour chercher ailleurs. Il m'a fallu respecter ses velléités de départ, il lui a fallu respecter mes angoisses, ma peur de vieillir, cette sensation d'être attaché à un rocher dans la mer montante. Elle appelait ça mon complexe d'Andromède. Ca la faisait rire et ça me soulageait.

Je suis ridicule. Plus de deux ans après je continue, chaque matin, à lui faire chauffer une tasse de lait, et chaque matin je vais la vider dans l'évier en réalisant qu'elle ne sera plus là pour la boire en se plaignant qu'il est trop chaud ou trop froid. Et tous les matins je suis comme un vieux con à verser ma larme. Mon univers, paradoxalement, il s'est à la fois rétréci et démesurément ouvert. Mes activités sont rares: m'occuper de ses roses, en faire un bouquet à déposer sur sa tombe, nettoyer la maison qui peu à peu part en lambeaux. Elle qui resplendissait de lumière commence à se couvrir de toiles d'araignées, les papiers peints sont ternes, la poussière s'accumule et il y a des pièces dans lesquelles je ne suis pas entré depuis des mois. Une grande maison pour un petit vieux, quel intérêt ? Maintenant je range doucement mes affaires, comme m'avait dit papa au sujet de tonton qui se mourait alors d'un impitoyable cancer. Je n'avais pas compris à l'époque ce qu'il voulait dire par là. Maintenant hélas, je le saisis. Veiller aux cours, aussi, organiser mon année, faire les photocopies, râler pour garder mon casier, toute cette petite organisation de professeur sur le tard. Les amis se raréfient. Ils meurent, ou ils s'aigrissent. L'âge est un fléau, il fait ressortir les plus vieilles peurs. Ma bibliothèque me sert de compagne, de nouvelle amante que je redécouvre avec délice. J'y retrouve des amis disparus avec lesquels je n'ai plus conversé depuis longtemps. Elle est là, silencieuse, haute, solide, éternelle. Platon, Cervantès, Chrétien de Troyes, Pascal, Shakespeare, Yourcenar, Racine, Erasme, Stendhal, Verlaine, Claudel, Gide...Montaigne aussi. Tous m'apprennent à quitter cette terre, à larguer doucement les amarres pour entrer dans la mort les yeux ouverts, pour rejoindre Christine qui m'attend depuis trop longtemps. Je la retrouverai comme je l'ai connue dans cette fête de Normale, dans sa belle robe noire avec son sourire mystérieux et ses yeux en amande. Alors que je me sens davantage appartenir au monde des morts qu'à celui des vivants, la présence de ces jeunes gens studieux et de ces rares amis, unis dans le même silence compatissant, m'ouvre la route vers ces horizons paisibles...
Mais la cloche sonne. Silencieusement, les élèves referment leurs affaires et quittent docilement la salle. La vie reprend sa marche. Effacer le tableau, en repensant encore à mon ancien professeur de grammaire qui pestait contre l'enseignant précédent n'ayant pas eu la correction d'enlever ses hiéroglyphes administratifs. Déjà le collègue de mathématiques est là pour l'heure suivante. Je n'aimais pas beaucoup ce jeune professeur nouveau venu dans l'établissement et qui se balade, mal rasé, en jean. Toujours scotché à son téléphone portable dernier cri, il aurait été l'un des plus fervents défenseurs de l'installation de ces inutiles tableaux, j'en suis certain. Il est en train de parler avec Gilles, bonne occasion pour ne pas avoir à saluer ce jeune con.

 

« - Dis, c'est qui ce type ?

- Monsieur Lucien, un vieux prof de lettres classiques. »

Thierry échangea un regard amusé avec ses élèves de quatrième, et leur demanda de descendre les chaises et de se débarrasser des feuilles qui trainaient sur chacune des tables, ce qu'ils firent bruyamment. Le cours allait commencer.

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