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20 juin 2010

Jonathan Littell, Les bienveillantes

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Ca y est, j'ai fini ce matin ce livre que j'étais certain de ne pas terminer la semaine dernière en le commençant: Les Bienveillantes, de Jonathan Littell. Et je me sens tout intimidé à l'idée d'en parler maintenant, tant cette oeuvre est colossale.
Allemand. C'est le premier qualificatif qui me vient à l'esprit quand j'évoque ce livre. Un roman allemand du vingtième siècle, dans la lignée de Mann, de Junger, de Döblin... Une écriture rigoureuse, carrée, précise, parfois mathématique (comme ces trois pages de calcul destinées à évaluer la fréquence moyenne de morts en fonction du temps: "ceci nous donne en moyenne un mort allemand toutes les 40,8 secondes, un mort juif toutes les 24 secondes, et un mort bolchévique (en comptant les Juifs soviétiques) toutes les 6,12 secondes, soit sur l'ensemble un mort en moyenne toutes les 4,6 secondes") et même franchement rebutante par endroits. Un livre long: 1400 pages dans l'édition Folio, c'est impressionnant, une oeuvre dans laquelle on a aussi du mal à entrer. J'avoue n'avoir été vraiment pris qu'à partir de deux ou trois cent pages.

La trame du roman est le récit, à la première personne, de la seconde guerre mondiale, vue à travers les yeux du SS-Obersturmbannführer Maximilien Aue, officier qui parcourt différents fronts (le Caucase, Stalingrad, notamment, où il recevra de la part d'un sniper une balle dans la tête, "troisième oeil pinéal" qui le laissera indemne tout en provoquant son retour à Berlin). Une guerre atroce, vue de l'intérieur, dans tous les sens du terme, le narrateur faisant presque autant part de ses fantasmes personnels que des faits historiques. "Un personnage sans concession", m'a dit une amie en parlant de ce livre. Je ne l'aurais pas formulé ainsi, mais il y a de ça. Max Aue nous fait tout vivre, même et surtout l'inavouable tout en gardant une rigueur d'écriture, une densité syntaxique telle qu'il ne verse jamais dans le scabreux facile ou la provocation. L'amour incestueux pour sa soeur jumelle, par exemple, Una (dont le nom n'est pas sans rappeler, évidemment, le colloque entre Monos et Una, de Poe), fait l'objet de pages magnifiques (le chapitre "Air", notamment), le meurtre sanglant de sa mère et de son beau-père (dont on ne sait jamais vraiment si le héros est ou non le meurtrier, ce qui donne le titre de l'oeuvre, en rapport aux deux policiers rogues et français (sic) qui poursuivent, Euménides modernes, Max Aue sur tous les fronts) ou le profond dégoût que lui inspire cette boucherie du front de Stalingrad.
Comme toutes les grandes oeuvres, il est difficile de résumer en peu de mots son idée directrice, il faudrait en parler une cinquantaine de pages avant de dégager quelque chose de cohérent. Par conséquent, il est plus facile de dire ce que ce roman n'est pas, et que je craignais qu'il soit en le commençant:
- une apologie du nazisme. Il n'est pas question de verser dans un discours qui justifierait ou excuserait les atrocités de la seconde guerre mondiale.
- une boucherie gratuite, pour choquer ou faire vendre. Certaines scènes sont difficilement lisibles, mais toujours restituées avec cette écriture sèche et claire.
- un roman historique: précis, il l'est; exact, il l'est très probablement même si je n'ai pas les connaissances pour en juger. Mais cette précision (cette érudition, même, je pense aux longs dialogues entre Max et le linguiste Völl au sujet de l'ascendance juive des peuples du Caucase) reste au service de pensées du narrrateur, est utile et ne vient pas emporter le lecteur loin du personnage. L'auteur sait très bien ce qu'il fait et où il veut en venir, toujours.

Ce qui frappe, également, ce sont les références à la musique et à la littérature. La structure du roman, même, est représentative: il n'est pas divisé en chapitres ou en parties, mais en titres musicaux (toccata, Allemandes I et II, Courante, Sarabande, Menuet (en rondeaux), Air et Gigue), ce qui évoque moins les "danses du XVIIème siècle", comme le suggère la notice Wikipédia, qu'une suite de Bach (erreur grossière d'interprétation, pour un article relativement clair, d'ailleurs). Bach, qui est le compositeur préféré du narrateur et qui est très régulièrement cité, de Yatov, le jeune juif qui joue du Bach pour les officiers allemands sur le front  du Caucase jusqu'au vieillard qui joue à l'orgue, dans une petite chapelle isolée l'Art de la Fugue (l'une des dernières oeuvres du maître de Leipzig) dans les faubourgs de Berlin ("ils peuvent tout détruire, me dit-il tranquillement, mais pas ça. C'est impossible, ça restera toujours: ça continuera même quand je m'arrêterai de jouer). Les références aux écrivains, critiques, essayistes, artistes...est impressionnante: Eschyle, Sophocle, Shakespeare, Poe, Homère, Schoenberg, Blanchot, Fürthwangler, karajan, Rank, Rebatet, Brasillach, Céline... mais toujours pertinente, formant un tissu textuel extrêmement dense, à l'image des immenses machines Leavers dont Aue est responsable après la guerre (bien vu: le roman s'ouvre sur l'évocation de l'usine de dentelle dont le héros devient le patron: magnifique image du tissage, de ce nouveau linceul de Pénélope).

Bref. Un superbe roman, qui n'a pas volé le prix Goncourt, pour une fois.

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