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20 février 2013

Le groupie de la pianiste

« Une fois n'est pas coutume, mais je vais profiter de cette bonne soirée pour vous jouer, moi aussi, l'un de mes morceaux favoris. Un de ceux qui ont le plus compté dans ma vie, je dois dire. Le Concerto Italien, de Jean Sébastien Bach »

 

Il est pour moi, ce sourire, quand elle se dirige vers l'immense piano à queue qui trône dans la modeste salle de l'école. Ca l'amuse toujours, ces petits concerts, et pour une raison que je n'ai jamais comprise, avoir ses mains exposées au regard de toutes ces personnes l'a toujours émoustillée. Elle, c'est ma femme, Ariane, professeur de piano dans l'école du village. Deux ou trois fois par an, selon le niveau et la disponibilité de ses élèves, elle organise ces petites soirées au cours desquelles elle les fait jouer les morceaux appris ces derniers mois. Des mini-concerts d'une heure, finalement, auxquels se greffent d'autres musiciens jouant d'autres instruments. C'est elle, il y a dix ans de ça, qui a lancé l'initiative. Comme souvent, cette jolie idée toute simple avait d'abord été accueillie avec une condescendance amusée, et à force d'user le bureau de la directrice, cette dernière avait fini par céder. Depuis, ces « kiosques » sont une institution.

 

4420655-piano-et-ouvert-note-en-salle-de-concert

 

 

Et la voir ainsi encourager ses poussins, ça m'amuse, le vieux chef de chantier –car il faut s'y résoudre, nous sommes vieux maintenant-- a l’œil qui pétille de souvenirs en la voyant faire. Et ces enfants, j'ai fini par les connaître à force de les voir évoluer. Telle petite fille ayant fondu en larmes devant l'Invention en do majeur est devenue une flamboyante rousse qui soumet une à une les sonates de Beethoven, tel autre vient nous voir de temps en temps à la maison pour jouer à quatre mains. Il a deux gosses. Nos deux filles ont grandi, grandissent encore, elles deviennent de belles femmes pleines de vie et de soucis quotidiens. Et Ariane et moi vieillissons, faisons sauter nos petits-enfants sur nos genoux le week-end, réduisons progressivement la longueur des trajets pour les vacances, récupérons moins facilement des soirées entre amis, avons la bibliothèque d'albums photos de plus en plus lourde. Plus de passé que d'avenir. Et la voir jouer, une fois de plus, ce Concerto Italien me rend de nouveau mélancolique. C'est avec cette œuvre qu'elle m'a séduit, vous savez, il y a presque trente-cinq ans de ça ! Elle se moquait de moi, cette jeune prétentieuse blonde, au lieu d'être admiratif de mes origines comme toutes ses copines. Le Martini qui se boit avec une olive, les rutilantes Vespa, les pâtes, voilà tout ce que ces ragazza avaient emmagasiné de la si belle Italie. Et elle, Ariane, m'a confié quelques heures plus tard alors que les autres filles étaient parties promener ailleurs leur vacuité que ce qu'elle préférait de l'Italie n'était justement pas italien. Et c'est comme ça qu'elle a joué –ça fait très hollywoodien, tout ça, non ?-- pour la première fois ce long morceau dans la salle du conservatoire de Rome. Rien que pour moi. Je l'ai ensuite embrassée, et depuis nous ne nous sommes plus quittés.

 

Par amour j'ai fait ce que peu font, quand on y pense. Quitter Rome et les Abruzzes, une situation qui me convenait, cette vie facile faite de soleil et de belles brunes pour partir avec ma blonde aux doigts de fée dans cette froide campagne parisienne. Ca n'a pas été très simple, entre moi qui ne trouvais pas de travail –vous n'aimez pas beaucoup les Italiens, ici, pas vrai ?– et elle qui cumulait les cours particuliers payés au lance-pierre, les heures de travail pour réviser ses examens. Liszt, Beethoven, Schubert, Brahms, et bien sûr Bach, ils ont tous chanté dans notre petit appartement sur le piano droit que je lui avais acheté. On l'a toujours, celui-là, dans notre chambre. On est pas prêts de s'en séparer. Puis les filles sont arrivées, tout est arrivé un peu en même temps, finalement. Les bonnes et les moins bonnes nouvelles. Nous avons fini par nous stabiliser, par faire ce que les gens font. Un appartement plus grand, puis une maison rien qu'à nous, l'école, puis l'adolescence, quelques voyages, nos parents qui s'éteignent doucement. Des rêves que l'on aura jamais réalisés, comme ce tour du monde des plus belles salles du monde, d'autres auxquels on n'avait pas pensés et qui nous sont pourtant tombés dessus comme une source fraîche au milieu d'une montagne. C'est ça, la vie, en fait. Une petite source fraîche qui coule lentement mais régulièrement. Sachez la chérir, jeune homme. Ca ne sert à rien, les cascades. Tout le monde y vient, elles se polluent, font du bruit, puis se tarissent. Les lacs sont immobiles, repus de leur ondoyant narcissisme. Les ruisseaux discrets et chantants, eux, attirent les fées. Comme celle-là. Toujours, décidément, cette grimace crispée lorsqu'elle joue ce finale. A l'entendre, j'ai une ribambelle d'images qui défilent et qui se superposent. Les gens disent des bêtises. Ce n'est pas un film de notre vie qui défile au moment du grand saut. Ce seront ces images superposées, mélangées et distinctes à la fois, et ce Concerto Italien que je retiendrai.

 

Oui, nous pouvons l'applaudir. C'est la musique d'une vie que vous avez entendue. Mon fil d'Ariane.

 

 

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