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19 décembre 2012

Notre dame des fleurs

fleuriste_gdElle est bien loin, cette affaire que je rêvais d'ouvrir seule. Sur une place de village inondée de soleil, au gargouillis incessant de la fontaine ponctué par les visites des livreurs, facteurs, habitués... La vie aurait été belle, entourée de fleurs et d'amis, pas loin de ma petite maison avec jardinet. Ce n'était pas trop demander pourtant. Loin de cette galerie horrible, avec ces gens horribles, ces odeurs horribles. Je les déteste, je crois, la boule au ventre que je traîne depuis quelques mois vient peut-être de là. Je n'étais pas faite pour cette vie, pas dans ces conditions-là. Ici, je survis, avec cette patronne qui n'arrête pas de m'aboyer dessus pour vendre, encore, toujours plus de « came », comme elle dit avec son accent et sa permanente vulgaires. Elle ne distinguerait même pas un lys d'une tulipe, j'en suis certaine. Faudra que j'essaye, un de ces jours, tiens.

Qu'est-ce qui a déconné ? A quel moment ma vie a commencé à devenir une série de concessions, d'attentes pour plus tard, de petits arrangements avec moi-même ? Serait-ce Jérôme, qui souhaitait que je travaille rapidement pour qu'on s'installe ? Ma mère qui souhaitait vite me voir indépendante ? Moi qui souhaitais voler de mes propres ailes ? Un peu tout ça, certainement, ça ne sert à rien de rejeter sur les autres ce dont je suis responsable. En attendant, je suis mal payé à faire de mauvaises compositions à des gens pressés qui offrent des fleurs pour se faire pardonner. Ils n'écoutent même pas les conseils que je leur donne pour les faire durer, la seule chose importante étant de se montrer un bouquet à la main pour mieux tirer leur coup après. « Choisissez-les, ce n'est pas ça l'important », m'a même dit ce client pressé tout à l'heure. Est-ce pour cela que j'ai quitté l'école pour faire un apprentissage ? J'aurais aimé être une Vestale et me voilà Flora, qui permets les fragiles réconciliations. Peu de choses je souhaitais, pourtant, pouvoir m'épanouir au milieu de ces vies végétales, les accompagner dans l'éclosion de leur beauté, les nourrir, leur permettre de rayonner, apporter de la joie. Mon sourire aurait éclairé ces plantes si fragiles, et au lieu de ça mon sourire n'est qu'une façade commerciale.

Bien sûr que Clémence a raison, cette situation je l'ai choisie, et rien ne m'empêche de choisir le changement. J'ai bien su annoncer à Jérôme il y a deux ans -- déjà -- que je partais, ce n'est pas le fait de démissionner qui me fait peur. C'est ce qui arrivera après, une fois que tout sera terminé. Il me faudra recommencer, trouver les fonds, les locaux, une banque assez solide pour financer tout ça, des fournisseurs, du matériel, une camionnette... Les inévitables petits travaux, les nuits blanches à monter les stands, la paperasse... puis les impôts qui viendront m'étrangler, la comptabilité quotidienne, les pertes, les week-ends sacrifiés, les vols... Je le sais, tout ça, je l'ai vu à l'école, mais seule ça me fait peur, je ne m'en sens pas capable. Pas encore, du moins, cela viendra peut-être comme on dit, ou ça ne viendra pas, et je deviendrai comme ces caissières aigries de ne pas avoir vécu ce qu'elles avaient à vivre, restées stériles malgré leurs régulières portées de mômes aussi égoïstes qu'elles. Je serai une madame Bovary : à vivre dans mes livres je n'aurai pas vécu. Mélanie Bovary, qui se suicide à petit feu à force de subir cette musique assommante censée entraîner les gens mais qui ne fait que les endormir, les faisant rentrer dans le rang, dans le rythme. La bêtise aussi me tuera, ces gueguerres de pouvoir, de domination, de combats de dents blanches. Albert a raison. Les hommes ne montrent pas leur sourire, ils montrent leur dents, ils mordent virtuellement, rêvant de trancher la jugulaire de leur proie avant de piétiner leur cadavre ou de violer dans une mare de sang la victime étendue, soumise. Ils tirent leur crampe et m'abandonnent, éventrée, blessée à vif, ouverte et recroquevillée à la fois. Faut-il se battre, faut-il malgré tout trouver un compromis ?

Je ne sais. Pour le moment qui dure je me contente de choses simples, très simples. Mes lectures, qui à chaque fois me lavent de la souillure humaine, les fleurs qu'on me confie auxquelles j'essaie de donner les conditions de vie les plus satisfaisantes possible, les cafés avec Clémence dès qu'elle a une heure de pause commune avec moi, les visites des amis, des parents le week-end... Je les sens tristes. Ils n'osent pas encore me poser la question, mais ils souffrent de ma solitude. Bien entendu, leur gêne réside dans une sensation d'échec. Faire de moi une fille aussi marginale ! c'est leur fierté qui s'exprime et pas l'empathie. Je ne suis pas malheureuse, non, mais je ne suis pas heureuse non plus. Je regarde passer ma vie au lieu de la vivre, comme ces fleurs coupées qui assistent aux embrassades maladroites. Je fane, je me flétris, et je mourrai.

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