Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité

Blog de littérature

Publicité
Blog de littérature
Archives
Newsletter
21 août 2010

Extase

Virginia_Woolf " Milicent Bruton, dont les déjeuners avaient la réputation d'être extraordinairement amusants, ne l'avait pas invitée. Aucune jalousie vulgaire ne pouvait la séparer de Richard. Mais elle craignait le temps lui-même, et lisait sur le visage de Lady Bruton, comme sur un cadran solaire taillé dans la pierre indifférente, l'amenuisement de la vie; le fait qu'année après année, sa propre part s'amoindrissait; que la marge qui restait n'était plus capable , comme dans les années de jeunesse, de s'étirer, d'absorber les couleurs, les sels, les tons de l'existence, de sorte que lorsqu'elle entrait dans une pièce, elle la remplissait, et que souvent lorsqu'elle se tenait hésitante un instant sur le seuil de son salon, elle ressentait un délicieux suspens tel que celui qui pourrait retenir un plongeur avant l'élan cependant que la mer s'assombrit et s'illumine au-dessous de lui, et que les vagues qui menacent de le briser, mais ne font que fendre en douceur leur surface, roulent, dissimulent et enveloppent, en se contentant de les retourner, les algues qu'elles teintent de couleur perle.
Elle posa le bloc-notes sur la table du hall d'entrée. Elle se mit à gravir lentement l'escalier, la main sur la rampe, comme si elle venait de quitter une soirée où telle ou tel ami puis tel autre lui avait renvoyé sans écho l'offre de son visage, de sa voix, qu'elle avait refermé la porte et qu'elle était sortie pour se retrouver seule, devant la nuit redoutable, ou plutôt, pour être exacte, devant la lumière indifférente de ce prosaïque matin de juin; adoucie pour certains par la douce lumière des pétales de rose, elle le sentait, elle le savait, tandis qu'elle s'arrêtait un instant près de la fenêtre ouverte de l'escalier qui laissait pénétrer le bruit des stores qui claquaient, des chiens qui aboyaient; qui laissait, se disait-elle, se sentant soudain fanée, vieillie, la poitrine creuse, pénétrer la journée qui s'émiettait, qui s'éventait, qui fleurissait, dehors, par la fenêtre, s'échappant de son corps et de sa cervelle qui lui faisaient soudain défaut, puisque Lady Bruton, dont les déjeuners avaient la réputation d'être extraordinairement amusants, ne l'avait pas invitée. "

Virginia WOOLF, Mrs Dalloway, 1925

Publicité
Publicité
21 août 2010

Et pour 3500 euros, on vous enlève Mamy !

DcoLes idées se présentant à nous de la manière souvent la plus saugrenue, c'est en prenant ma douche que m'est revenue une conversation que j'avais eue avec mon ami John sur une charmante aire d'autoroute il y a de ça une dizaine de jours, concernant le rapport ambigu qu'entretiendrait la France avec son Histoire (oui, celle avec une grande Hache). J'emploie le conditionnel parce que 1/cette idée n'est pas la mienne, et 2/j'ai encore du mal à en saisir toute la portée.
Il reste que cette conversation était partie d'une autre au sujet d'une émission qui sévit depuis quelques années à la Télé: cette émission c'est D&CO. Vous savez, celle où une blondasse bruyante, vulgaire, mal fringuée et incroyablement irrespectueuse se pointe chez vous avec son équipe d'ouvriers (tous méga-cools !) pour relooker votre vieille baraque pourrie. A ce sujet, puisque nous sommes à la mode de la romanité (Spartacus, Rome...), je suggère un combat à mort entre Valérie Damidot, armée d'une masse, et Marianne James, rétiaire des temps modernes. Ca c'est ce qu'on pourrait appeler le choc des Titanes
Soit. Jusque là, si les gens sont assez stupides pour confier la décoration de son intimité à cette morue qui la transformera en une succursale de Babou, pourquoi pas. Mais ce qui me dérange, c'est le principe: pour financer tout ça, on propose aux candidats de jeter tout ce dont ils veulent se débarrasser. On amène une grosse benne dans la rue, et les gens ont une heure pour la remplir de "vieilles affaires", qu'on leur reprendra à hauteur de 100 euros par kilo déposé. Les sous ainsi récoltés paieront ainsi le meuble qui sent la fraise (authentique) et autres horreurs à la mode, réalisés "sur mesure".
Et c'est ainsi qu'on voit ces personnes courir, dans une joyeuse débandade familiale (oui, parce qu'ils sont contents !) pour chercher les fameux objets dont on ne veut plus. Sur un fond de musique rigolote, le spectateur assiste à l'éventrement d'une histoire familiale: on jette la bibliothèque (les livres, c'est lourd, c'est bien connu ((une pensée, en passant, à l'une de mes anciennes profs de littérature qui arrachait systématiquement toutes les annonces de livres à vendre des couloirs de la fac, sous prétexte qu'on ne monnaye pas la nourriture de l'âme)) ), les vieux meubles de famille (de BEAUX meubles, en bois massif, qui ont parfois près d'un siècle, qui ont traversé les générations familiales, PUTAIN !!!), les jouets des gosses de quand ils étaient bébé ("tiens, tes doudous, tes dessins de maternelle, tes albums de classe, tes premières fringues, ça peut faire 100 euros ma fille !")... Et ainsi de suite. J'en aurais eu les larmes aux yeux si j'avais vu un piano finir dans la benne.
Ca ça me met vraiment mal à l'aise. Pour pouvoir se faire décorer leur maison avec de sombres merdes fluo qui seront pétées au bout de deux ans, on invite une famille à se couper de son histoire familiale, à passer de la diachronie à la synchronie: il s'agit de vivre avec son temps, et de ne plus se pré-occuper de son histoire, de faire du neuf avec de l'ancien (alors que paradoxalement, ce qu'on appelle le vintage est plus que jamais à la mode, qui parlait de schizophrénie ?...).
Inutile de relire Finkielkraut pour ça: tant qu'il y a trace, il y a histoire, il y a identité . Jeter son histoire, c'est symboliquement se débarrasser d'une partie de son identité, accepter de tourner la page pour passer à quelque chose de "mieux", comprenez un endroit neuf, mais hideux. La tête des gens, en décovrant au bout d'une semaine en quoi avait été transformée leur maison, est parfois éloquente: mais que diable allaient-ils faire dans cette galère ?
Et surtout, j'ai du mal à imaginer la manière dont on peut bien réinvestir un endroit dont on n'a pas choisi l'agencement, dont les couleurs, les meubles, l'esprit ont été dictés par la loi du mauvais goût (infiniment plus abyssal).
Bref, tout cela contribue, renforce ma décision de remiser ma télé dans la maison familiale. Ca me fatigue, ces conneries.

20 août 2010

(Vraiment) pas envie de rentrer

Chaque année c'est la même chose: à peine la dernière sonnerie a-t-elle retenti que les supermarchés commencent déjà à faire le plein de fournitures, que nous sommes abreuvés par les reportages bidons sur le pouvoir d'achat de la pauvre mère de famille qui n'arrive pas à joindre les deux bouts pour acheter les fournitures de sa progéniture chérie, condamnée du coup à prendre ses cours sur un pauvre cahier pchit pchitpasdemarque... Rien que ça, ça m'exaspère à tel point que j'en viens à me demander si je ne vais pas remiser définitivement ma télé dans le garage familial.
Mais là, l'heure est grave: dans un peu plus de dix jours, c'est la rentrée, et je suis déjà fatigué.
Un prof fatigué, me direz-vous, ça tient presque de l'oxymore ! Comment un prof peut-il être fatigué, et surtout de quoi peut-il être déjà fatigué ?
Pas des élèves. Eux, je serais presque content de les retrouver: j'ai même déjà préparé mon programme annuel de troisième, et j'en serais presque fier (
La Métamorphose, Stupeur et tremblementArtElectre, la première partie des Bienveillantes, groupements de textes sur la bêtise moderne, sur la guerre, sur la poésie en chanson française, sur les nouvelles américaines et sur les mauvais séducteurs), j'ai plein d'idées concernant l'oral d'histoire de l'art, sur la nouvelle merde que nous a pondue l'EN (la validation du socle commun de compétences, encore une vaste blague, j'en reparlerais à l'occasion), j'ai hâte de faire ma programmation de cinquième... Non, j'ai hâte de me mettre au travail.
Ce qui me fatigue, pour ne pas perdre de vue le propos initial, ce sont les collègues. Au risque de me répéter, je maintiens qu'il n'y a rien de plus bovin, de plus inefficace, de plus stupide qu'un troupeau de profs. C'est terrible, et à l'idée de retourner dans cette salle des profs dans laquelle il faut jouer la carte de la consensualité, passer au-dessus de la langue de vipère qui vous fait un grand sourire en vous dévisageant des pieds à la tête ("tiens, joli ton nouveau sac. Je l'aurais pris en noir, personnellement"), de celle qui ne vit que par, pour et à travers son boulot ("tu sais, je m'inquiète vraiment pour Kévin: de 15 au premier trimestre il est tombé à 14,5 au deuxième, j'appellerai ses parents dimanche après-midi"), les profs d'espagnol qui ne parlent que catalan entre eux, mes tire-au-flancs de service ("ba, tu sais, le programme, avec les élèves qu'on a, on fait ce qu'on peut, hein") et j'en passe, ma misanthropie naturelle trouve de quoi alimenter sa verve.  De sorte que mes meilleurs amis sont devenus, sur mon lieu de travail, mon Ipod, le livre que je suis en train de lire, mon café et le piano de la salle de musique. Les vieux profs, aussi, à l'ancienne, me sont particulièrement sympathiques: ce sont le plus souvent les plus consciencieux.

Pardon ? Vieux con ? Oui, à force, je prendrais presque ça pour un compliment.

 

 

 

 


12 juillet 2010

Alain Robbe-Grillet, la Jalousie

9782707300546Dans le but d'éviter à tout prix l'encrassage cérébral, j'ai décidé de repasser, en 2011, l'Agrégation. Non dans l'espoir de l'avoir, je me fais peu d'illusions à ce sujet, mes lacunes ajoutées au manque de temps me rendant quasi hors-jeu auprès des Normaliens et autres bêtes à concours sorbonnagres, mais pour me replonger dans des programmes et des sujets quelque peu stimulants. Histoire que les rédactions de mes collégiens ne deviennent pas mes seules lectures scolaires...
Et donc, entre autres, j'ai au programme Les Gommes et La Jalousie, d'Alain Robbe-Grillet. J'évoquerai le premier un peu plus tard, c'est La Jalousie qui m'intéresse, là maintenant. Je l'avais lu il y a quelques années pour en garder le souvenir d'un livre assez chiant, pour ainsi dire. Peu d'histoire, une narration assez pesante, une trame trop minimale...Je ne me rappelle même plus l'avoir fini, en fait. C'est donc avec un soupir de résignation que je l'ai remis sur mon bureau.
Ce mouvement que la critique appelle "Nouveau Roman" trouve dans ce petit récit se situant dans une plantation, probablement en Afrique (oui, petit, à peine 220 pages, dans mon souvenir il faisait au moins le double) un exemple canonique: nous sommes dans la conscience d'un narrateur qui n'est jamais présenté, qui ne parle jamais en son nom, présent mais à qui personne ne parle, doué d'une présente absence de telle sorte que l'on finirait presque par oublier que tout le récit est décrit à travers son regard, si ce n'était les infimes détails qui rappellent tout de même qu'il est là et qu'il observe, comme derrière des jalousies (terme récurrent dans le roman, on doit en trouver une bonne vingtaine d'occurrences). 
Qu'observe t-il ? Sa femme, ou celle qu'on suppose être sa compagne, une jeune femme désignée sous le nom de A..., dont le narrateur observe le comportement sans porter de jugement dessus. La manière dont elle est décrite nous fait peu à peu comprendre qu'elle est vue à travers l'esprit d'un malade. Sous couvert d'une description de détails tellement minutieuse qu'elle en devient lassante, l'auteur accomplit le tour de force de nous faire oublier qu'on reste, du début à la fin, prisonnier d'une focalisation interne distordue, déformée, s'attachant aux détails non par souci de "réalisme" ce qui aurait dû être pris en charge par un point de vue détaché, mais pour souligner justement le fait que nous sommes dans une vision partiale et déformée des évènements. N'est-ce pas le propre d'une jalousie délirante, que de ne pas se remettre en question et d'interpréter tous le événements à l'aune de cette jalousie ?

A partir de là, le lecteur ne sais plus quoi penser des rapports profonds et très ambigus entretenus par A... et un voisin, Franck, qui vient quasiment tous les soirs manger avec elle (avec eux, en fait, mais dans la mesure où le narrateur/personnage n'intervient jamais dans la conversation, on ne s'aperçoit de sa présence que par le fait, leitmotiv récurrent, que le boy met systématiquement "trois couverts") pour discuter et probablement tenter de la séduire. C'est du moins ce que l'on ressent à travers le miroir déformant du narrateur promené le long du roman. Ce miroir devient si présent que l'on en vient à perdre le fil de l'histoire elle-même: les épisodes s'enchaînent selon une logique qui n'est pas chronologique, on finit par ne plus distinguer ce qui ressort de la "réalité" de ce qui appartient aux fantasmes du personnage (l'accident de Franck, entre autres), les événements se répètent, se modifient au fur et à mesure que le roman avance et se termine.
L'expression de Nouveau Roman devient un peu moins nébuleuse qu'elle l'était auparavant. Sans être une révolution, les procédés adoptés par Robbe-Grillet sont originaux et merveilleusement pertinents dans le cadre d'un bouquin sur la jalousie.
Un livre bien plus intéressant qu'il m'avait paru de prime abord. Ca tombe bien, je vais devoir le digérer plusieurs mois ! 

9 juillet 2010

Le complexe du bon élève

TEOMAN_Seyfi_2008_Summer_book_1Certes, du haut de mes deux ans d'enseignement je n'ai pas encore une expérience bien épaisse des arcanes de l'éducation nationale, peut-être ces lacunes seront-elles (et je l'espère !) un jour comblées, mais je commence à avoir au compteur un petit nombre de réunions "pédagogiques" de tout poil: conseils de classe, réunions de fin d'année, commissions d'harmonisation de bac, réunions de récupération de copies d'examens, pré-rentrées... Et j'avoue être systématiquement abasourdi par l'infantilisation des enseignants. C'en est quasi-symptômatique. C'est ce que j'appelle, à part moi et quelques happy fews dont vous, lecteur, me faites le plaisir de lire (et de discuter !) cet avis, le complexe du bon élève.
Car soyons clair: un enseignant, dans la majorité des cas, est quelqu'un qui n'a jamais quitté l'école, c'est souvent celui qui est passé directement de l'école au collège, puis au lycée, puis à la fac et enfin par l'IUFM avant de se retrouver (enfin...) de l'autre côté du bureau, du "bon" côté. Les collègues avec lesquels j'éprouve le plus de plaisir à travailler sont ceux qui sont devenus profs "par hasard" et non ceux qui parlent de "vocation" ("j'ai toujours voulu être enseignant(e)")
De sorte qu'il est amusant (tout dépend, cela dit, du côté de la lorgnette, personnellement je trouve ça très inquiétant) de constater la faculté de ces gens à redevenir des élèves, dans le mauvais sens du terme, des élèves agaçants: chipotant des heures pour le moindre détail, perdant toute notion de bon sens, tout esprit de synthèse, jouant le jeu de la culpabilisation et de la récompense paternelle ("je sais bien que personne ne l'a dit et que ce n'est pas obligatoire, mais je vais quand même (après 5h de correction du brevet, sous un soleil de plomb, un premier Juillet, ndlr) retourner au collège voir si on n'a pas besoin de moi"), basculant dans la démagogie (je me suis quand même fait traiter de "facho" après avoir dit que j'exigeais que mes élèves récupèrent systématiquement le cours après une absence), à la recherche d'une autorité bienveillante ("je vous assure que l'inspecteur était joignable sur son mobile, il m'a répondu à cha-que-fois !") et devenant de plus en plus odieux à force de ne pas la trouver (ce qui est normal: le principe de l'EN c'est qu'il n'y a, statutairement, pas de supérieur hiérarchique, le CPE ou le directeur n'ayant finalement qu'une marge de manoeuvre assez mince sur les décisions des enseignants).

En clair, ce que les inspecteurs et rapports appellent "l'appréciation des enseignants" semble finalement les angoisser plus qu'autre chose ("dis, tu étudies quoi avec les tiens, toi ? On pourrait travailler ensemble? Hein ?"), ces gens qui sont le plus souvent des personnes brillantes, intelligentes, sympathiques et agréables dès qu'on les sort de leur carcan institutionnel. J'en suis venu à fuir comme la peste tous ces endroits où les profs se retrouvent, passant d'ailleurs pour un misanthrope.

Cela fait écho, d'ailleurs, à mes propres motivations. Ce dont je me souviens le plus, dans mon parcours scolaire, ce n'est pas d'avoir été un "bon élève" (si tant est que cette expression ait un sens) avec de bons résultats. J'étais plutôt dans la moyenne. La bonne moyenne, certes, mais sans jamais casser des briques non plus. Mais un aspect très net qui me revient, c'est le malaise devant l'autorité stupide et un problème avec la notion de règles. J'ai toujours du mal avec tout ce qui relève de la perte de bon sens au profit du sacro-saint règlement, avec ce qui tend à calibrer plutôt qu'à faire passer les plus élémentaires notions de savoir-vivre, avec tout ce qui tend à la pensée unique, à l'uniformisation des gens... et entendre des adultes déblatérer une demi-heure sur la présentation du ticket de renvoi de cours ou la démarche à adopter pour le rattrapage du cours par un élève absent, ça me donne l'impression d'être dans une cour de récréation plutôt qu'à une réunion entre adultes. C'en est angoissant. 
Et en y repensant encore, je comprends un peu mieux pourquoi mon année de stage fut, avec ma tutrice, une année de conflits terribles: elle était une excellente élève, pour qui le respect de la forme prévalait sur le contenu. S'entendre dire que je n'hésitais pas à changer toute l'orientation de mon cours ou mon interprétation d'un texte en fonction de la réaction des élèves lui était, et je le pense vraiment, inconcevable, lui posait vraiment problème, à elle qui calibrait toutes ses séances et que le carcan de la structure rassurait. Le cadre, pour moi, est indispensable (impossible de penser sans structure), mais ne doit jamais devenir une entrave à la pensée (que de belles méthodes sans contenus !); tandis que pour elle il s'agissait de toujours tout structurer, quitte à perdre de la matière ou à ce que les élèves décrochent. Qui a tort ? Qui a raison ? Sûrement un peu des deux, comme tous les problèmes relationnels.


Donc, pour ceux d'entre vous qui n'êtes pas du tout dans le milieu de l'enseignement, ne fantasmez plus sur ce qui se dit dans les réunions de profs une fois les portes closes. C'est, le plus souvent, ubuesque.

 

Publicité
Publicité
20 juin 2010

Jonathan Littell, Les bienveillantes

411FRr5a30L

Ca y est, j'ai fini ce matin ce livre que j'étais certain de ne pas terminer la semaine dernière en le commençant: Les Bienveillantes, de Jonathan Littell. Et je me sens tout intimidé à l'idée d'en parler maintenant, tant cette oeuvre est colossale.
Allemand. C'est le premier qualificatif qui me vient à l'esprit quand j'évoque ce livre. Un roman allemand du vingtième siècle, dans la lignée de Mann, de Junger, de Döblin... Une écriture rigoureuse, carrée, précise, parfois mathématique (comme ces trois pages de calcul destinées à évaluer la fréquence moyenne de morts en fonction du temps: "ceci nous donne en moyenne un mort allemand toutes les 40,8 secondes, un mort juif toutes les 24 secondes, et un mort bolchévique (en comptant les Juifs soviétiques) toutes les 6,12 secondes, soit sur l'ensemble un mort en moyenne toutes les 4,6 secondes") et même franchement rebutante par endroits. Un livre long: 1400 pages dans l'édition Folio, c'est impressionnant, une oeuvre dans laquelle on a aussi du mal à entrer. J'avoue n'avoir été vraiment pris qu'à partir de deux ou trois cent pages.

La trame du roman est le récit, à la première personne, de la seconde guerre mondiale, vue à travers les yeux du SS-Obersturmbannführer Maximilien Aue, officier qui parcourt différents fronts (le Caucase, Stalingrad, notamment, où il recevra de la part d'un sniper une balle dans la tête, "troisième oeil pinéal" qui le laissera indemne tout en provoquant son retour à Berlin). Une guerre atroce, vue de l'intérieur, dans tous les sens du terme, le narrateur faisant presque autant part de ses fantasmes personnels que des faits historiques. "Un personnage sans concession", m'a dit une amie en parlant de ce livre. Je ne l'aurais pas formulé ainsi, mais il y a de ça. Max Aue nous fait tout vivre, même et surtout l'inavouable tout en gardant une rigueur d'écriture, une densité syntaxique telle qu'il ne verse jamais dans le scabreux facile ou la provocation. L'amour incestueux pour sa soeur jumelle, par exemple, Una (dont le nom n'est pas sans rappeler, évidemment, le colloque entre Monos et Una, de Poe), fait l'objet de pages magnifiques (le chapitre "Air", notamment), le meurtre sanglant de sa mère et de son beau-père (dont on ne sait jamais vraiment si le héros est ou non le meurtrier, ce qui donne le titre de l'oeuvre, en rapport aux deux policiers rogues et français (sic) qui poursuivent, Euménides modernes, Max Aue sur tous les fronts) ou le profond dégoût que lui inspire cette boucherie du front de Stalingrad.
Comme toutes les grandes oeuvres, il est difficile de résumer en peu de mots son idée directrice, il faudrait en parler une cinquantaine de pages avant de dégager quelque chose de cohérent. Par conséquent, il est plus facile de dire ce que ce roman n'est pas, et que je craignais qu'il soit en le commençant:
- une apologie du nazisme. Il n'est pas question de verser dans un discours qui justifierait ou excuserait les atrocités de la seconde guerre mondiale.
- une boucherie gratuite, pour choquer ou faire vendre. Certaines scènes sont difficilement lisibles, mais toujours restituées avec cette écriture sèche et claire.
- un roman historique: précis, il l'est; exact, il l'est très probablement même si je n'ai pas les connaissances pour en juger. Mais cette précision (cette érudition, même, je pense aux longs dialogues entre Max et le linguiste Völl au sujet de l'ascendance juive des peuples du Caucase) reste au service de pensées du narrrateur, est utile et ne vient pas emporter le lecteur loin du personnage. L'auteur sait très bien ce qu'il fait et où il veut en venir, toujours.

Ce qui frappe, également, ce sont les références à la musique et à la littérature. La structure du roman, même, est représentative: il n'est pas divisé en chapitres ou en parties, mais en titres musicaux (toccata, Allemandes I et II, Courante, Sarabande, Menuet (en rondeaux), Air et Gigue), ce qui évoque moins les "danses du XVIIème siècle", comme le suggère la notice Wikipédia, qu'une suite de Bach (erreur grossière d'interprétation, pour un article relativement clair, d'ailleurs). Bach, qui est le compositeur préféré du narrateur et qui est très régulièrement cité, de Yatov, le jeune juif qui joue du Bach pour les officiers allemands sur le front  du Caucase jusqu'au vieillard qui joue à l'orgue, dans une petite chapelle isolée l'Art de la Fugue (l'une des dernières oeuvres du maître de Leipzig) dans les faubourgs de Berlin ("ils peuvent tout détruire, me dit-il tranquillement, mais pas ça. C'est impossible, ça restera toujours: ça continuera même quand je m'arrêterai de jouer). Les références aux écrivains, critiques, essayistes, artistes...est impressionnante: Eschyle, Sophocle, Shakespeare, Poe, Homère, Schoenberg, Blanchot, Fürthwangler, karajan, Rank, Rebatet, Brasillach, Céline... mais toujours pertinente, formant un tissu textuel extrêmement dense, à l'image des immenses machines Leavers dont Aue est responsable après la guerre (bien vu: le roman s'ouvre sur l'évocation de l'usine de dentelle dont le héros devient le patron: magnifique image du tissage, de ce nouveau linceul de Pénélope).

Bref. Un superbe roman, qui n'a pas volé le prix Goncourt, pour une fois.

22 mai 2010

Sans titre, ni commentaire

"Eh M'sieur, vous savez comment il s'appelait, le soldat inconnu ?"

22 mai 2010

Jorge Luis Borges

borges7

Suite à une discussion de plus -ou de trop, sur ce sujet- avec mon copain François lors des apéros du vendredi, je me suis replongé dans Borges. Jorge Luis Borges, l'un des auteurs qu'il faut à tout prix avoir lu dans sa vie. Ses nouvelles sont, il faut bien le dire, difficile à suivre. Elles n'ont pas la fluidité et la concision des romanciers américains, elles sont bourrées de références assez sibyllines pour moi, qui n'ai pas une connaissance très pointue des textes théologiques, ce qui donne parfois la désagréable impression de passer à côté de plein de choses essentielles. Sur les Fictions et le Livre de sable, qu e j'ai relu pour l'un et découvert pour l'autre, force est d'avouer qu'il n'y a que trois nouvelles qui m'aient vraiment marqué: La Bibliothèque de Babel, qui ouvre des perspectives vertigineuses sur le problème de l'écriture littéraire; Funes ou la mémoire, dans laquelle un homme devenu paralysé après avoir été frappé par la foudre se retrouve doté d'une mémoire infinie qui lui permet de se rappeler éternellement de chaque détail entrevu à chaque instant, image à mon sens d'une vie en cage, paradigmatique, qui ne peut se développer; enfin le livre de sable, livre qui n'a ni début ni fin, et dont on ne peut retrouver la page que l'on a lue précédemment (il me souvient que Glenn Gould disait la même chose au sujet des variations Goldberg: elles n'ont ni début ni fin, expression paradoxale s'il en est): « Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n'est la première, aucune n'est la dernière. »

 

Borges est mort en 1986, et en lisant un petit livre de discussions/interviews/conférences de lui, j'aurais aimé savoir ce qu'il qu'il aurait pensé du phénomène Internet, s'il l'avait connu dans son expansion actuelle. Existe-t-il une bibliothèque de Babel plus inextricable que ce labyrinthe de blogs, de liens, de textes, d'endroit où la notion d'auteur soit la plus bafouée ? Je ne suis pas loin de considérer cette nouvelle comme l'une des plus visionnaires qui soit, dans la mesure où elle est représentative d'une double schizophrénie de l'identification et de la perte d'identité. Successivement soumis au règne de l’identification, du réseau, de la reconnaissance ; et en même temps détenteur d’une liberté intellectuelle qui n’a jamais été aussi puissante et absolue, il semble que les notions d’auteur et de lecteur tendent à se déliter, à se diluer de plus en plus. A en croire la profusion d’études actuelles sur le thème du plagiat. De la même manière que Borges considérait ses œuvres comme du sable sans importance.
Un bon sujet de discussion pour cet été entre happy fews.
 

 

27 février 2010

Renaissance

Suite à plusieurs événements de ma vie personnelle, dont la narration n'a pas la place ici mais qui ont singulièrement affecté ma disponibilité, voici quelques semaines que le blog n'a pas été mis à jour.
Me voici donc de retour sur les ondes, avec une nouvelle année, et donc de nouvelles résolutions. Résolutions personnelles, mais aussi virtuelles, dans la mesure où je compte, d'ici peu, modifier l'inflexion de ce petit blog. Nouveau nom, pour commencer, nouvel esprit surtout. Jusque là je parlais des "tribulations d'un jeune prof", ce qui m'obligeait, dans une certaine mesure, à passer au crible tout ce que je publiais pour l'intégrer dans une perspective pédagogique, ou du moins réflexive.
Et ça, ça commençait à me souler, pour plusieurs raisons:
- Parler de "jeune prof" sous-entend qu'il existe de vieux profs. Il me semble pourtant que ce métier est l'un des rares dans lequel nous devons être en constant renouvellement: aucun enseignant n'est à l'abri du bordel dans sa classe ! Il me semblait donc presque pléonasmique, si j'ose dire, d'utiliser cette expression.
- Il n'y a pas de vie de prof et de vie de pas prof: c'est tout un. Jules est à la fois son métier et la petite bière qu'il prend le soir, disponible aux questions des gamins comme à l'écoute d'une toccate de Bach. Malgré tout ce qu'on dit, le cartable n'est jamais complètement ouvert ni complètement fermé. Non qu'il faille faire passer (et penser) toute ses expériences en fonction de ce qu'on pourrait en faire en classe, ce qui me semble stupide; mais l'influx de ce qui nous traverse agit de la même manière sur notre personne professionnelle, amoureuse, affective... si l'on admette encore que toutes ces casquettes soient séparées, ce dont je doute de plus en plus.
- Enfin, et surtout, j'avoue avoir été profondément blessé par un commentaire laissé par un courageux anonyme au sujet d'un article, consacré à la Fantaisie D.940 de Schubert et édité aujourd'hui, qui n'avait strictement rien à voir avec mon boulot. Cet internaute, dont je déplore qu'il n'ait pas laissé d'adresse courriel valide, a manifestement cru que j'étais prof de musique et avouait son mépris, caché sous une fausse "stupéfaction", pour la "mégalomanie" dont je faisais preuve. Comme si ce dont je parlais dans cet article, sous des propos certes maladroits car mal choisis, je le reconnais, était destiné à des collégiens de quatrième ! Je reconnais que la claque fut telle que j'étais sur le point de laisser tomber et de fermer le blog. Mais, après réflexion, il me semble aussi que ce sont ces attaques-là qui nous font avancer, et qui ont suscité la nouvelle inflexion donné au blog.

D'où un nouveau titre, une probable nouvelle mise en page qui devrait arriver dans les prochaines semaines, et, surtout, un nouvel esprit: "Choses vues, lues, sues, entendues et réfléchies"

5 décembre 2009

Quand on parle du loup...

Enfin, si j'ose dire, voici la lettre adressée par Michel Onfray à Nicolas Sarkozy concernant le transfert éventuel d'Albert Camus au Panthéon. Re-merci Michel.
Article paru dans Le Monde du 25 Novembre dernier (http://www.lemonde.fr/opinions/article/2009/11/24/monsieur-le-president-devenez-camusien-par-michel-onfray_1271343_3232.html) 

 

"Monsieur le Président, je vous fais une lettre, que vous lirez peut-être, si vous avez le temps. Vous venez de manifester votre désir d'accueillir les cendres d'Albert Camus au Panthéon, ce temple de la République au fronton duquel, chacun le sait, se trouvent inscrites ces paroles :"Aux grands hommes, la patrie reconnaissante". Comment vous donner tort puisque, de fait, Camus fut un grand homme dans sa vie et dans son oeuvre et qu'une reconnaissance venue de la patrie honorerait la mémoire de ce boursier de l'éducation nationale susceptible de devenir modèle dans un monde désormais sans modèles.

De fait, pendant sa trop courte vie, il a traversé l'histoire sans jamais commettre d'erreurs : il n'a jamais, bien sûr, commis celle d'une proximité intellectuelle avec Vichy. Mieux : désireux de s'engager pour combattre l'occupant, mais refusé deux fois pour raisons de santé, il s'est tout de même illustré dans la Résistance, ce qui ne fut pas le cas de tous ses compagnons philosophes. De même, il ne fut pas non plus de ceux qui critiquaient la liberté à l'Ouest pour l'estimer totale à l'Est : il ne se commit jamais avec les régimes soviétiques ou avec le maoïsme.

Camus fut l'opposant de toutes les terreurs, de toutes les peines de mort, de tous les assassinats politiques, de tous les totalitarismes, et ne fit pas exception pour justifier les guillotines, les meurtres, ou les camps qui auraient servi ses idées. Pour cela, il fut bien un grand homme quand tant d'autres se révélèrent si petits.

Mais, Monsieur le Président, comment justifierez-vous alors votre passion pour cet homme qui, le jour du discours de Suède, a tenu à le dédier à Louis Germain, l'instituteur qui lui permit de sortir de la pauvreté et de la misère de son milieu d'origine en devenant, par la culture, les livres, l'école, le savoir, celui que l'Académie suédoise honorait ce jour du prix Nobel ? Car, je vous le rappelle, vous avez dit le 20 décembre 2007, au palais du Latran : "Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé." Dès lors, c'est à La Princesse de Clèves que Camus doit d'être devenu Camus, et non à la Bible.

De même, comment justifierez-vous, Monsieur le Président, vous qui incarnez la nation, que vous puissiez ostensiblement afficher tous les signes de l'américanophilie la plus ostensible ? Une fois votre tee-shirt de jogger affirmait que vous aimiez la police de New York, une autre fois, torse nu dans la baie d'une station balnéaire présentée comme très prisée par les milliardaires américains, vous preniez vos premières vacances de président aux Etats-Unis sous les objectifs des journalistes, ou d'autres fois encore, notamment celles au cours desquelles vous avez fait savoir àGeorge Bush combien vous aimiez son Amérique.

Savez-vous qu'Albert Camus, souvent présenté par des hémiplégiques seulement comme un antimarxiste, était aussi, et c'est ce qui donnait son sens à tout son engagement, un antiaméricain forcené, non pas qu'il n'ait pas aimé le peuple américain, mais il a souvent dit sa détestation du capitalisme dans sa forme libérale, du triomphe de l'argent roi, de la religion consumériste, du marché faisant la loi partout, de l'impérialisme libéral imposé à la planète qui caractérise presque toujours les gouvernements américains. Est-ce le Camus que vous aimez ? Ou celui qui, dansActuelles, demande "une vraie démocratie populaire et ouvrière", la "destruction impitoyable des trusts", le "bonheur des plus humbles d'entre nous" (Œuvres complètes d'Albert Camus, Gallimard, "La Pléiade", tome II, p. 517) ?

Et puis, Monsieur le Président, comment expliquerez-vous que vous puissiez déclarer souriant devant les caméras de télévision en juillet 2008 que, "désormais, quand il y a une grève en France, plus personne ne s'en aperçoit", et, en même temps, vouloir honorer un penseur qui n'a cessé de célébrer le pouvoir syndical, la force du génie colérique ouvrier, la puissance de la revendication populaire ? Car, dans L'Homme révolté, dans lequel on a privilégié la critique du totalitarisme et du marxisme-léninisme en oubliant la partie positive - une perversion sartrienne bien ancrée dans l'inconscient collectif français... -, il y avait aussi un éloge des pensées anarchistes françaises, italiennes, espagnoles, une célébration de la Commune, et, surtout, un vibrant plaidoyer pour le "syndicalisme révolutionnaire" présenté comme une "pensée solaire" (t. III, p. 317).

Est-ce cet Albert Camus qui appelle à "une nouvelle révolte" libertaire (t. III, p. 322) que vous souhaitez faire entrer au Panthéon ? Celui qui souhaite remettre en cause la "forme de la propriété" dans Actuelles II (t. III, p. 393) ? Car ce Camus libertaire de 1952 n'est pas une exception, c'est le même Camus qui, en 1959, huit mois avant sa mort, répondant à une revue anarchiste brésilienne, Reconstruir, affirmait : "Le pouvoir rend fou celui qui le détient" (t. IV, p. 660). Voulez-vous donc honorer l'anarchiste, le libertaire, l'ami des syndicalistes révolutionnaires, le penseur politique affirmant que le pouvoir transforme en Caligula quiconque le détient ?

De même, Monsieur le Président, vous qui, depuis deux ans, avez reçu, parfois en grande pompe, des chefs d'Etat qui s'illustrent dans le meurtre, la dictature de masse, l'emprisonnement des opposants, le soutien au terrorisme international, la destruction physique de peuples minoritaires, vous qui aviez, lors de vos discours de candidat, annoncé la fin de la politique sans foi ni loi, en citant Camus d'ailleurs, comment pourrez-vous concilier votre pragmatisme insoucieux de morale avec le souci camusien de ne jamais séparer politique et morale ? En l'occurrence une morale soucieuse de principes, de vertus, de grandeur, de générosité, de fraternité, de solidarité.

Camus parlait en effet dans L'Homme révolté de la nécessité de promouvoir un "individualisme altruiste" soucieux de liberté autant que de justice. J'écris bien : "autant que". Car, pour Camus, la liberté sans la justice, c'est la sauvagerie du plus fort, le triomphe du libéralisme, la loi des bandes, des tribus et des mafias ; la justice sans la liberté, c'est le règne des camps, des barbelés et des miradors. Disons-le autrement : la liberté sans la justice, c'est l'Amérique imposant à toute la planète le capitalisme libéral sans états d'âme ; la justice sans la liberté, c'était l'URSS faisant du camp la vérité du socialisme. Camus voulait une économie libre dans une société juste. Notre société, Monsieur le Président, celle dont vous êtes l'incarnation souveraine, n'est libre que pour les forts, elle est injuste pour les plus faibles qui incarnent aussi les plus dépourvus de liberté.

Les plus humbles, pour lesquels Camus voulait que la politique fût faite, ont nom aujourd'hui ouvriers et chômeurs, sans-papiers et précaires, immigrés et réfugiés, sans-logis et stagiaires sans contrats, femmes dominées et minorités invisibles. Pour eux, il n'est guère question de liberté ou de justice... Ces filles et fils, frères et soeurs, descendants aujourd'hui des syndicalistes espagnols, des ouvriers venus d'Afrique du Nord, des miséreux de Kabylie, des travailleurs émigrés maghrébins jadis honorés, défendus et soutenus par Camus, ne sont guère à la fête sous votre règne. Vous êtes-vous demandé ce qu'aurait pensé Albert Camus de cette politique si peu altruiste et tellement individualiste ?

Comment allez-vous faire, Monsieur le Président, pour ne pas dire dans votre discours de réception au Panthéon, vous qui êtes allé à Gandrange dire aux ouvriers que leur usine serait sauvée, avant qu'elle ne ferme, que Camus écrivait le 13 décembre 1955 dans un article intitulé "La condition ouvrière" qu'il fallait faire"participer directement le travailleur à la gestion et à la réparation du revenu national" (t. III, p. 1059) ? Il faut la paresse des journalistes reprenant les deux plus célèbres biographes de Camus pour faire du philosophe un social-démocrate...

Car, si Camus a pu participer au jeu démocratique parlementaire de façon ponctuelle (Mendès France en 1955 pour donner en Algérie sa chance à l'intelligence contre les partisans du sang de l'armée continentale ou du sang du terrorisme nationaliste), c'était par défaut : Albert Camus n'a jamais joué la réforme contre la révolution, mais la réforme en attendant la révolution à laquelle, ces choses sont rarement dites, évidemment, il a toujours cru - pourvu qu'elle soit morale.

Comment comprendre, sinon, qu'il écrive dans L'Express, le 4 juin 1955, que l'idée de révolution, à laquelle il ne renonce pas en soi, retrouvera son sens quand elle aura cessé de soutenir le cynisme et l'opportunisme des totalitarismes du moment et qu'elle "réformera son matériel idéologique et abâtardi par un demi-siècle de compromissions et (que), pour finir, elle mettra au centre de son élan la passion irréductible de la liberté" (t. III, p. 1020) - ce qui dansL'Homme révolté prend la forme d'une opposition entre socialisme césarien, celui de Sartre, et socialisme libertaire, le sien... Or, doit-on le souligner, la critique camusienne du socialisme césarien, Monsieur le Président, n'est pas la critique de tout le socialisme, loin s'en faut ! Ce socialisme libertaire a été passé sous silence par la droite, on la comprend, mais aussi par la gauche, déjà à cette époque toute à son aspiration à l'hégémonie d'un seul.

Dès lors, Monsieur le Président de la République, vous avez raison, Albert Camus mérite le Panthéon, même si le Panthéon est loin, très loin de Tipaza - la seule tombe qu'il aurait probablement échangée contre celle de Lourmarin... Mais si vous voulez que nous puissions croire à la sincérité de votre conversion à la grandeur de Camus, à l'efficacité de son exemplarité (n'est-ce pas la fonction républicaine du Panthéon ?), il vous faudra commencer par vous.

Donnez-nous en effet l'exemple en nous montrant que, comme le Camus qui mérite le Panthéon, vous préférez les instituteurs aux prêtres pour enseigner les valeurs ; que, comme Camus, vous ne croyez pas aux valeurs du marché faisant la loi ; que, comme Camus, vous ne méprisez ni les syndicalistes, ni le syndicalisme, ni les grèves, mais qu'au contraire vous comptez sur le syndicalisme pour incarner la vérité du politique ; que, comme Camus, vous n'entendez pas mener une politique d'ordre insoucieuse de justice et de liberté ; que, comme Camus, vous destinez l'action politique à l'amélioration des conditions de vie des plus petits, des humbles, des pauvres, des démunis, des oubliés, des sans-grade, des sans-voix ; que, comme Camus, vous inscrivez votre combat dans la logique du socialisme libertaire...

A défaut, excusez-moi, Monsieur le Président de la République, mais je ne croirai, avec cette annonce d'un Camus au Panthéon, qu'à un nouveau plan de communication de vos conseillers en image. Camus ne mérite pas ça. Montrez-nous donc que votre lecture du philosophe n'aura pas été opportuniste, autrement dit, qu'elle aura produit des effets dans votre vie, donc dans la nôtre. Si vous aimez autant Camus que ça, devenez camusien. Je vous certifie, Monsieur le Président, qu'en agissant de la sorte vous vous trouveriez à l'origine d'une authentique révolution qui nous dispenserait d'en souhaiter une autre.

Veuillez croire, Monsieur le Président de la République, à mes sentiments respectueux et néanmoins libertaires."

 

Publicité
Publicité
<< < 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 > >>
Publicité