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19 décembre 2012

Notre dame des fleurs

fleuriste_gdElle est bien loin, cette affaire que je rêvais d'ouvrir seule. Sur une place de village inondée de soleil, au gargouillis incessant de la fontaine ponctué par les visites des livreurs, facteurs, habitués... La vie aurait été belle, entourée de fleurs et d'amis, pas loin de ma petite maison avec jardinet. Ce n'était pas trop demander pourtant. Loin de cette galerie horrible, avec ces gens horribles, ces odeurs horribles. Je les déteste, je crois, la boule au ventre que je traîne depuis quelques mois vient peut-être de là. Je n'étais pas faite pour cette vie, pas dans ces conditions-là. Ici, je survis, avec cette patronne qui n'arrête pas de m'aboyer dessus pour vendre, encore, toujours plus de « came », comme elle dit avec son accent et sa permanente vulgaires. Elle ne distinguerait même pas un lys d'une tulipe, j'en suis certaine. Faudra que j'essaye, un de ces jours, tiens.

Qu'est-ce qui a déconné ? A quel moment ma vie a commencé à devenir une série de concessions, d'attentes pour plus tard, de petits arrangements avec moi-même ? Serait-ce Jérôme, qui souhaitait que je travaille rapidement pour qu'on s'installe ? Ma mère qui souhaitait vite me voir indépendante ? Moi qui souhaitais voler de mes propres ailes ? Un peu tout ça, certainement, ça ne sert à rien de rejeter sur les autres ce dont je suis responsable. En attendant, je suis mal payé à faire de mauvaises compositions à des gens pressés qui offrent des fleurs pour se faire pardonner. Ils n'écoutent même pas les conseils que je leur donne pour les faire durer, la seule chose importante étant de se montrer un bouquet à la main pour mieux tirer leur coup après. « Choisissez-les, ce n'est pas ça l'important », m'a même dit ce client pressé tout à l'heure. Est-ce pour cela que j'ai quitté l'école pour faire un apprentissage ? J'aurais aimé être une Vestale et me voilà Flora, qui permets les fragiles réconciliations. Peu de choses je souhaitais, pourtant, pouvoir m'épanouir au milieu de ces vies végétales, les accompagner dans l'éclosion de leur beauté, les nourrir, leur permettre de rayonner, apporter de la joie. Mon sourire aurait éclairé ces plantes si fragiles, et au lieu de ça mon sourire n'est qu'une façade commerciale.

Bien sûr que Clémence a raison, cette situation je l'ai choisie, et rien ne m'empêche de choisir le changement. J'ai bien su annoncer à Jérôme il y a deux ans -- déjà -- que je partais, ce n'est pas le fait de démissionner qui me fait peur. C'est ce qui arrivera après, une fois que tout sera terminé. Il me faudra recommencer, trouver les fonds, les locaux, une banque assez solide pour financer tout ça, des fournisseurs, du matériel, une camionnette... Les inévitables petits travaux, les nuits blanches à monter les stands, la paperasse... puis les impôts qui viendront m'étrangler, la comptabilité quotidienne, les pertes, les week-ends sacrifiés, les vols... Je le sais, tout ça, je l'ai vu à l'école, mais seule ça me fait peur, je ne m'en sens pas capable. Pas encore, du moins, cela viendra peut-être comme on dit, ou ça ne viendra pas, et je deviendrai comme ces caissières aigries de ne pas avoir vécu ce qu'elles avaient à vivre, restées stériles malgré leurs régulières portées de mômes aussi égoïstes qu'elles. Je serai une madame Bovary : à vivre dans mes livres je n'aurai pas vécu. Mélanie Bovary, qui se suicide à petit feu à force de subir cette musique assommante censée entraîner les gens mais qui ne fait que les endormir, les faisant rentrer dans le rang, dans le rythme. La bêtise aussi me tuera, ces gueguerres de pouvoir, de domination, de combats de dents blanches. Albert a raison. Les hommes ne montrent pas leur sourire, ils montrent leur dents, ils mordent virtuellement, rêvant de trancher la jugulaire de leur proie avant de piétiner leur cadavre ou de violer dans une mare de sang la victime étendue, soumise. Ils tirent leur crampe et m'abandonnent, éventrée, blessée à vif, ouverte et recroquevillée à la fois. Faut-il se battre, faut-il malgré tout trouver un compromis ?

Je ne sais. Pour le moment qui dure je me contente de choses simples, très simples. Mes lectures, qui à chaque fois me lavent de la souillure humaine, les fleurs qu'on me confie auxquelles j'essaie de donner les conditions de vie les plus satisfaisantes possible, les cafés avec Clémence dès qu'elle a une heure de pause commune avec moi, les visites des amis, des parents le week-end... Je les sens tristes. Ils n'osent pas encore me poser la question, mais ils souffrent de ma solitude. Bien entendu, leur gêne réside dans une sensation d'échec. Faire de moi une fille aussi marginale ! c'est leur fierté qui s'exprime et pas l'empathie. Je ne suis pas malheureuse, non, mais je ne suis pas heureuse non plus. Je regarde passer ma vie au lieu de la vivre, comme ces fleurs coupées qui assistent aux embrassades maladroites. Je fane, je me flétris, et je mourrai.

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18 décembre 2012

Complainte du bibliothécaire

fond1Je suis de ceux dont on oublie rapidement le visage, retranché que je suis à la fois derrière cet austère bureau métallique sans goût et l'ordinateur qui me donne une contenance. Pourtant, du haut de mon modeste siège réglementaire, j'ai derrière moi des siècles de littérature, devant moi quelques minces décennies me séparant de l'oubli. Je les connais, ces livres. Chaque jour je les trie, les numérote, les classe. Respectueusement posés dans leur chariot, ils rejoignent quotidiennement leur place après que j'ai validé leur retour. Ces ouvrages partagent durant quelques semaines votre quotidien. Sachant qu'ils sont anonymes vous les investissez, les considérant comme vôtre. Ils partagent vos trajets en train, votre bain, parfois votre lit. Dieu et moi savons qu'ils ont été témoins de vos ébats et de vos cris de jouissance. Vous les cornez, les tâchez de café, y oubliez une liste de courses, un ticket de métro, une ordonnance qui servent de marque-page passager. Et moi à leur retour je ressuscite leur virginité. Et mes livres sont de nouveau disponibles pour investir une nouvelle pièce de vie. Certains d'entre eux, hélas, sont là depuis longtemps, trop longtemps. Ils flétrissent et se morfondent en attendant que vous leur donniez sens. Là ils ne sont rien, ou si peu, de plus qu'un savant ordonnancement de taches d'encre sur des épaisseurs de papier. Ceux-là me font mal mais je me force à ne pas les oublier. Je les mets en avant sur le présentoir, comme un proxénète répartit ses filles sur les trottoirs fréquentés.

D'autres ont à peine le temps d'être reposés qu'ils repartent déjà vers un autre Ce sont souvent les mêmes, les meilleurs rarement. Ils permettent d'assez bien jauger la qualité de mes lecteurs, lesquels recherchent davantage une fleur de lotus « qui fait perdre la mémoire » qu'une faille dans le granit de leurs certitudes. Du rôle de proxénète me voici investi dans celui de Lotophage fournissant la fleur qui fait perdre la mémoire en les projetant dans la vie facile d'un autre. Cela me chagrine, qui crois à une littérature fondamentalement déracinante. On se conforte dans un livre, on oublie, on est bercé. Mais on ne pense pas. Surtout ne pas penser.

Là, réfugié dans mon temple au milieu d'une troupe de profanes vulgaires qui fonctionnent, je suis le dernier à vouer ma vie à la littérature. Celle dont la plume éventre, émeut, remet en question notre existence. Ma vie passe doucement, elle est ponctuée d'événements tantôt tristes comme cette lectrice récemment décédée qui nous a légué toute sa bibliothèque ou cet adolescent ancien gosse passant ses après-midis à lire, qui ne me regarde plus désormais, l'oeil torve rivé à l'écran de l'ordinateur mis à la disposition des inscrits pour gonfler le nombre d'adhérents ; parfois agréables comme l'ondoyante chevelure de Mélanie qui vient régulièrement chercher de nouvelles lectures. Son sourire éclaire mes journées mais je la sens malheureuse dans le fond. Il n'y a que les gens pessimistes qui aiment profondément la littérature, et elle l'aime, vraiment, sans condition. Ses points de vue sont toujours pertinents, sans un mot de trop. J'aimerais la revoir, je dois lui dire. Lui dire silencieusement à quel point je la trouve belle. Mais je n'ose pas, pour le moment, je reste à ses yeux l'anonyme fonctionnaire qui range les livres, nous n'appartenons pas au même monde. Elle est de celui qui vit, qui grouille, branloire pérenne insaisissable, tandis que je suis le gardien d'une mémoire morte, le médecin des voix graves qui se sont tues. Bientôt je partirai, très vite. Vingt-cinq ans, trente ans, le temps d'un éclair, celui de laisser derrière moi quelques heures de joie et peut-être une belle famille. Peut-être Mélanie deviendra celle qui m'accompagnera, qui sait ? Mais cette mémoire que j'entretiens quotidiennement ne s'éteindra jamais. Fluctuant, éternellement muet mais hurlant sa colère, teintée de cette écoeurante odeur de mauvaise moquette, mon silencieux royaume trouvera peut-être un nouveau dépositaire digne de confiance qui saura le faire vivre avec le même amour.

4 juillet 2011

The Reader, de Bernard Schlink

the_reader01

Je n'aime pas le cinéma, je déteste le cinéma. C'est un "art" qui pour moi n'a aucun intérêt. 
Signaler cela alors que je m'apprête à dédier un billet pour un film qui m'a remué les tripes peut être considéré comme un double hommage. Sans trop y croire, avec la tête comme une pastèque, remué par une journée longue comme un jour sans pain et sans silence, j'ai mis dans le truc qui rappelle vaguement un lecteur DVD de fortune (oui, je dois le sortir du meuble, le brancher, le connecter, il n'a pas de télécommande, il ne lit pas Divx, et il t'emmerde) le film que m'avait prêté une élève quelques jours auparavant: Le Liseur, film tiré du bouquin de Bernard Schlink
Soyons honnête: j'avais surtout envie de voir le film pour me délecter de la magnificence de Kate Winslet (oui, là aussi, et encore ), qui est pour moi la créature la plus sexy du monde, sisi, et le sujet du film ne m'intéressait pas tellement. En plus de me voir confirmé le talent de Kate, je suis plongé dans cette oeuvre magnifique, et Dieu sait qu'il m'en coûte de parler d'oeuvre en évoquant un film...

Comme pour toutes les grandes oeuvres sujet est relativement simple: un gamin de quinze ans rencontre, peu après la guerre, une femme plus âgée avec laquelle il a une liaison. Au fur et à mesure que le relation devient plus sérieuse, Hanna demande quotidiennement à Michaël de lui faire la lecture des classiques qu'il étudie à l'école: "d'abord tu lis, ensuite on fait l'amour". Une oeuvre, en particulier, revient très souvent: l'Odyssée. Un jour, le jour de l'anniversaire de Michaël, Hanna disparaît et laisse son appartement vide, laissant le jeune homme meurtri. Quelques années plus tard, le "kid" devenu étudiant en droit assiste à un procès à Berlin contre des criminelles nazies, accusées d'avoir laissé des femmes juives brûler dans l'incendie d'une église (anecdote qui n'est pas sans rappeler un passage des Bienveillantes évoqué dans un précédent billet, peut-être Littel s'en est-il inspiré ?). Tous bascule quand il reconnaît Hanna, laquelle est condamnée à perpétuité sans avoir avoué qu'elle ne pouvait être l'auteure du rapport accablant contre les geolières dans la mesure où elle ne savait ni lire ni écrire. Michaël retrouvera les oeuvres qu'il lisait à son ancienne maîtresse et les enregistrera sur cassette pour les lui envoyer dans sa prison, ce qui permet à l'ancienne criminelle d'apprendre à lire et à écrire. Vingt ans plus tard, Hanna est libérée, Michaël vient la voir la veille de sa libération et s'aperçoit à quel point la vie a changé leurs deux destins. S'apercevant de cette fracture, Hanna se pend dans sa cellule, après être grimpé sur ses livres rangé soigneusement sur une table. Le film se termine sur la tombe de l'éternelle bien aimée, devant laquelle Michaël s'apprête à raconter à sa fille cette histoire qui a transformé sa vie. Oui, maintenant vous connaissez la fin. Tant pis.

Loin d'être un film sur l'amour éternel plus fort que la mort et autres culculteries (désolé) ou une polémique de plus sur les atrocités nazies que c'est pas bien et bou que c'est méchant, cette oeuvre est un hommage à la littérature. La littérature primitive: celle qui se transmet par la voix, matériau malléable et réagençable à souhait. L'espace des personnages est celui de leur voix. Ils ne parlent pas, ou très peu et toujours pour des banalités loin des sentiments exprimés mais la beauté de leur parole est une beauté empruntée aux textes littéraires, de tout poil. De Tintin jusqu'à Lessing, d'Horce à Tchékhov, Hanna reste insaisissable dans la mesure où elle n'existe que par l'espace littéraire. Ce n'est pas pour rien que Schlinck en a fait une personne analphabète, analphabète et enfermée: enfermée dans son métro (quand Michaël la rencontre, elle est poinçonneuse dans un métro berlinois), dans son appartement, dans sa baignoire, dans sa cellule... la confrontation avec le monde extérieur la révèle fragile et finalement, si ce n'est sa sensualité maternante, assez quelconque, voire désagréable. Personnage ordinaire confronté à un destin extraordinaire (à l'instar de Wladyslaw Szpilman, le pianiste dont Polanski a tiré son merveilleux film, magnifique hommage à la musique de Chopin que peu de personnes semblent avoir compris), Hanna est émouvante par ce qu'elle véhicule moins que par ce qu'elle est. A travers elle le spectateur/lecteur/Jules chialant comme une gonzesse (rayer la mention inutile) se livre à une catharsis (ce que conseille une rescapée d'Auschwitz à Michaël, "les camps ne sont pas un théâtre où on évacue ses passions") et retrouve par l'intermédiaire de la voix du liseur le sens de la littérature: une voix coupée du monde et plongeant dans le monde.

 Je lis pas mal, d'ailleurs, je m'y remets: fini les Mémoires d'Hadrien, la Chronique d'une Mort annoncée, Manon Lescaut (en cours, surprenant, très surprenant, à commenter), A l'ombre des jeunes filles en fleur, à emprunter: Le lecteur (ben oui, autant lire le bouquin quand même) et La Culpabilité allemande, de Jaspers.
Les vacances ! 

18 septembre 2010

La haine du superlatif

1864... ou petit éloge de ceux qui ne sont pas comme nous, qui ne paraissent pas comme nous, dans la mesure où la nature humaine réside individuellement.
Les Tirésias, Oedipe, Héphaïstos... Autant de personnages, de figures représentées comme infirmes. Boiteux, aveugles, muets, sourds, peuplent la littérature, représentent un topos fréquent, fût-il historique. La musique de Beethoven, par exemple, aurait-elle eu la même réception si le compositeur n'avait montré des signes de surdité ? Malgré tout le respect que j'ai pour le maître de Bonn et en dépit de tous les afficionados, je me permets d'en douter.
C'est un fait, ces figures me parlent, elles me fascinent, elles symbolisent pour moi ceux qui ont payé de leur personne le fait d'accéder à un autre niveau, de jouer le rôle de passeur, d'être ouvert à une dimension supérieure du monde. Tout cela est littérature, mais dans la transposition du quotidien, j'ai une affection particulière, un atome crochu comme on dit, pour les gens qui doutent.
Ceux dont on dit avec un certain dédain et avec la bêtise qui caractérise notre début de XXI° siècle (à tel point, sisi, que j'envisage de plus en plus sérieusement de mettre ma télé au rencard) qu'ils sont des "torturés", des "intellos", des "enculeurs de mouche". Plus ça va, et plus les gens affirmatifs, sûrs d'eux, qui s'expriment avec des formules claquantes et définitives ("tel livre est le plus grand qui soit", "telle oeuvre est une merde", "tel auteur n'a rien compris"...) me font peur, me donnent envie de ressortir la fameuse formule de Deleuze: "vous savez, je..." et d'éclipser la conversation. Non que ces points de vue soient erronés, stupides, ou qu'ils proviennent de personnes qui ne savent pas de quoi elles parlent ou incapables d’expliquer leur choix par a+b. Rien de tout cela. C’est juste que ce principe de l’affirmation me dérange, il semble contredire par nature ce sentiment diffus qui m’envahit à chaque œuvre que j’ouvre ou que j’écoute, à chaque personne que je rencontre : le doute. La possibilité d’une remise en question, le fait que cette rencontre, quelle qu’en soit la nature, puisse changer du tout au tout mon regard sur le monde. C’est pas évident, d’ailleurs, et souvent déceptif, comme manière de fonctionner. Et les personnes qui doutent sont celles qui m’interrogent le plus, qui résonnent le plus fortement car il y a toujours un champ ouvert.


Ainsi j’ai retrouvé hier une personne que j’aime beaucoup. Je crois pouvoir dire que je ne serais pas le prof que je suis maintenant si les aléas d’internet ne me l’avaient fait rencontrer il y a déjà quelques années de cela. Celle que j’appellerai Elise fait partie de ces personnes qui me semblent torturées, pleines de remises en questions, d’angoisses réflexives, mais qui avancent, qui font leur chemin. Sans toujours, probablement, être comprises, elles avancent sur une voie qui n’est certainement pas celle de tout le monde, fidèle à des perspectives et des points de vue qui égratignent, qui surprennent tous les gens habitués à l’habitude, mais qui reste remarquablement cohérente dans la mesure où l'on « prend le temps » (puisque le temps, maintenant, doit être pris) de s’arrêter et de discuter.
Certes, ces personnes-là sont handicapées par cette cohérence intérieure, elles sont souvent mal comprises, mal suivies par leur entourage professionnel ou par les braves gens. Mais, et certainement est-ce dû au fait que je deviens de plus en plus comme cela (car on n’est pas, je pense, comme Nietzsche, qu’on devient ce que l’on est (cela dit, il est devenu fou, lui, à ce sujet l’image de Nietzsche en larmes se jetant devant le cheval fouetté,
authentique ou non, m’a toujours rappelé ce passage de Crime et Châtiment
dans lequel Raskolnikov rêve de ce cheval battu à mort par une foule parce qu’il n’avait plus la force de tirer sa charrette)), je me sens plus à l’aise, plus libre avec ces personnes-là qu’avec les amoureux du superlatif, et non obligé d'abréger la conversation ou d'afficher un assentiment de façade.

 

10 septembre 2010

Balzac et Flaubert

In vino veritas, il parait. C'est donc à la troisième bière de l'apéro du vendredi que mon ami François m'a demandé, à la suite d'une longue conversation qui s'orientait dans ce sens, un topo: Balzac/Flaubert.
Et là c'est dur. Dur parce que parler à la fois précisément et clairement après trois bières n'est pas quelque chose de facile pour mon corps endolori par une semaine de labeur pédagogique; dur de parler de Balzac et de Flaubert après les monstres sacrés qui en ont si bien disserté (ma première pensée va vers Auerbach, par exemple, mais il y en a tellement qui ont bien parlé de ce sujet: Proust, Poulet, Starobinski, Nadeau, Genette, Thibaudet...); dur de parler clairement et exactement d'un sujet pointu à un agrégé de philosophie... J'ai donc, suivant une pente naturelle, esquivé après quelques considérations générales (ça me rappelle cette phrase de Deleuze qui explique que quand quelqu'un lui demandait ce qu'il pensait de la philosophie, sa bafouillante réponse était: "vous savez, je..." sans terminer: déjà un prolégomène !) mais il reste que la question m'a quelque peu travaillé ce week-end, et que je n'aime pas laisser des questions en suspens. 

413px_Flaubert_GiraudSi l'on considère le rapport quasi-organique que l'on peut avoir vis-à-vis d'un style d'auteur, d'une personnalité qui se dégage des oeuvres, il y a peu de choses à voir entre Balzac et Flaubert, ou les choses en commun sont justement de celles qui n'ont strictement aucune importance: certes, tous deux s'inspirent souvent de faits réels ou quelque peu modifiés,  tous deux analysent la société qui les entourent, la décortiquent à leur manière... Le sujet n'a aucune importance. Ce qui les différencierait, selon moi, serait un éclat de rire. Non le tonitruant Rabelais, mais l'éclat de rire sardonique et méchant de l'aveugle de Madame Bovary ("Il souffla bien fort ce jour-là; et le jupon court s'envola !"). Car tout est là: Balzac dresse une cathédrale embrassant l'intégralité des rouages de la société du XIX° siècle (et vive les groupes nominaux à rallonge), il se pose comme un juge froid et lucide (relire les premières pages de la Fille aux yeux d'or, c'est magnifique !) de l'humain. Tandis que Flaubert se contre-fout de tout cela: tout se joue dans la distanciation opérée entre la voix qui parle et ce dont elle parle, entre le narrateur et la chose narrée. Là où Balzac parle, Flaubert rit. Et par conséquent, la consistance de la chose racontée, chez ce dernier, perd de sa densité, à tel point qu'il est parfois difficile de savoir si c'est sérieux tout ça. La fin d' "un coeur simple", par exemple... John et moi n'avons jamais été d'accord là-dessus: j'y vois une apothéose là où lui ressent un ultime foutage de gueule. Ces hésitations n'ont jamais lieu chez Balzac, qui donne la sensation d'écrire au kilomètre (il n'y a qu'à comparer les portraits des deux hommes, tout est dit), tandis que chaque phrase flaubertienne est gueulée, pesée, vérifiée... ("Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues. Il revint."). 
Balzac

A la limite, Balzac aurait plus à voir avec Zola; et Flaubert avec Stendhal, si on devait pousser plus avant les comparaisons.
Espérons que cette ébauche de réponse, fort incomplète, servira de préambule au prochain apéro ! 

 

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27 août 2010

Virginia Woolf, Mrs Dalloway

mrs_dallowayCa y est, je l'ai terminé ce matin.
C'est presque avec un soupir de soulagement que j'ai lu la dernière phrase du livre, incise à la fois éloquente et amusante quand on a à peu près compris l'idée générale de l'oeuvre. ("Et justement, elle était là").
Un roman à connaître, un classique, comme on dit, extrêmement représentatif du début du XXème siècle. Mrs Dalloway raconte la vie de plusieurs personnages sur une période d'une journée de Juin. L'idée, c'est que nous entrons successivement dans la conscience des différents personnages composant cette journée quelque peu banale de la bourgeoisie huppée londonienne. Et force est d'avouer que du point de vue technique, l'auteure a réalisé un véritable tour de force. Et encore, je n'ai pas eu le courage de m'atteler à l'oeuvre en VO, dont la lecture aurait largement dépassé mes compétences en langue anglaise.
Mais, et il y a un mais, au bout d'un moment, on a compris, me suis-je dit. Et, n'en déplaise à certains puristes, j'ai sans aucun remords sauté les cinquante dernières pages pour arriver à l'excipit. Force est d'avouer qu'il y a des longueurs. Un peu comme l'impression que le procédé se répète sans fin, comme pour souligner la vacuité de ces existences stériles, à l'image de ce bien ridicule Septimus qui finit par se suicider en se jetant par la fenêtre, exaspéré de l'irruption de ces vulgaires médecins, de sorte que le lecteur attentif (ou l'ancien étudiant de lettres qui n'a pas su se départir de ses anciens réflexes) qui a bien gentiment lu la (longue) préface finit par ressentir une certaine lassitude.
Cela dit, c'en est presque gênant. Un bon livre, selon moi, ne parle de rien, ou plutôt n'a aucun intérêt d'être lu si on se limite à savoir "ce qui s'y passe" (c'est ce que je me tue à répéter aux élèves: "ne dites pas ce que l'auteur raconte, mais ce qu'il cherche à vous dire"), et à la limite, que la contraction des faits y soit telle que l'intrigue en soit complètement perdue de vue (prenons Madame Bovary, La Jalousie, par exemple, ou La Modification), ou qu'au contraire à force d'être entraîné dans les cavalcades des personnages et des enjeux politiques, le lecteur finisse par se perdre (comment ne pas penser aux délicieuses invraisemblances de la Chartreuse de Parme, qui décrit bien davantage la Stendhalie que l'Italie !), cela n'a aucune importance du moment que l'oeuvre tienne quasiment d'elle-même par "la force interne de son style ", que la qualité d'écriture soit telle qu'elle finit par subsumer l'intégralité de ce qui y est raconté. C'est du moins ma position, et je la partage.
A cet égard, Mrs Dalloway pourrait fournir à cette vision de la littérature un exemple parfait d'oeuvre aboutie. Mais, et cela tient peut-être à ma paresse de lecteur qui n'a pas eu le courage de lire le roman en anglais, même s'il y a de très beaux passages (mon précédent billet, par exemple, en est un magnifique exemple, il atteint presque la force d'une page de Joyce), on finit par voir un peu les coutures. Même si tous les "personnages" sont saisis dans une essence, il y a quand même un procédé commun, une recette commune qui fait que vous ou moi pourrions rapidement écrire du Mrs Dalloway au kilomètre. Tout se passe d'ailleurs comme si la "narratrice" (si tant est que ce mot ait encore un sens, dans un tel roman) qui se trouve être justement Clarissa Dalloway à ce moment là de la narration, avait conscience d'une certaine mortalité, vacuité de cette écriture qui ne cesse d'ailleurs d'être remise en question, en filigrane  ("Oh, pensa Clarissa, au milieu de ma soirée,  la mort qui fait irruption, pensa t-elle. (...) La mort était un défi. La mort était un effort pour communiquer. Les gens sentaient l'impossibilité d'atteindre ce centre qui, mystérieusement, leur échappait; la proximité devenait séparation; l'extase passait, on était seul. Il y avait dans la mort une étreinte" ). Comme tous les bons vieux classiques, il y a une mono-tonie, au sens musical du terme, qui rend certes ce roman indispensable, intéressant, révolutionnaire même et digne d'être étudié en fac de lettres ou d'études anglophones, mais qui empêche d'en faire un bon roman, un roman dont on éprouvera le besoin d'ouvrir une page au hasard tout en sachant que les mots que l'on va y lire sonneront presque comme les intonations de voix d'un ami perdu de vue depuis longtemps mais que l'on prend plaisir à retrouver. Cela est le cas avec la Chartreuse, avec Madame Bovary, le Misanthrope ou Un balcon en forêt, mais pas avec Mrs Dalloway, qui reste figé dans son statutà double tranchant d'oeuvre classique.

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