A la base, j'avais prévu d'acheter un appartement, de me trouver un petit nid à rentabiliser. Mettre de côté, comme on dit. Mais au final, les visites et les mois passant, j'ai laissé tomber l'affaire et quitte à faire un acte symbolique, au lieu de lancer un trait ailleurs je me suis ancré encore plus ici en louant un piano. L'utile échangé contre l'agréable, pourrait-on dire. Ca faisait un moment que l'idée me trottait dans la tête, et comme d'habitude il me manquait le coup de pouce du domino, la première impulsion qui allait lancer la machine. C’est au magasin que je me suis lancé et que j’ai dit à mon Maître que j’aimerais, enfin, louer un de ses instruments parce que j’en avais marre de mon Clavinova. Avec un sourire il m’a fait entrer dans sa caverne. « Je vous laisse les regarder », m’a t-il dit avec un sourire avant de disparaître avec sa discrétion habituelle. Ce type est un fantôme, ce qui justifierait certainement cette curieuse synesthésie. Les regarder, ben voyons.
La salle d’exposition du magasin tient à la fois de l’atelier, de la salle d’essai, de travail… Imaginez une grande pièce assez sombre, mal éclairée par quelques mauvais néons, un peu cradouille, monstrueusement poussiéreuse, avec une trentaine de pianos droits qui attendent là qu’un musicien veuille bien les emporter. Je dois l’avouer : j’étais un peu gêné, presque honteux à cause de ce silence et de la lourdeur de l’ambiance. Puis après avoir fait une fois ou deux le tour de la pièce comme pour instinctivement prendre possession, je pris mon courage et mes deux partitions (la Seconde Invention, l’adagio du Concerto Italien), m’installai sur le premier piano et commençai à jouer après quelques gammes. Tous je les essayai, même ceux qui étaient bien trop chers pour mon budget ou trop gros pour mon appartement. Pour une fois que j’avais un bon choix d’instruments à ma disposition, il s’agissait d’en profiter. Ce n’est pas une chose simple que d’essayer un instrument. Il faut se mettre à sa portée, sentir la manière dont il réagit, ses sonorités, ce qu’il peut ou non nous donner. C’est une démarche d’humilité, finalement, que de repenser aux doigts qui ont efleuré ces touches avant nous, aux centaines d’heures de travail qui ont jalonné le clavier, aux obscures raisons qui ont finalement amené ce piano ici. Un héritage encombrant ? Un déménagement trop complexe ? Un dégoût de la musique ? Ou au contraire le désir de passer sur un instrument plus conséquent ? Autant de renseignements que nous ne saurons jamais vraiment, mais qui constituent une armature conditionnant l’accueil qu’il nous fait. Et à chaque fois, il s’agit de l’écouter autant que de se jouer de lui.
Par chance, je savais à peu près bien ce que je voulais. J’ai donc exclu d’office ceux dont la sonorité me déplaisait. Pour jouer mon répertoire, j’en voulais un qui ait une sonorité cristalline, qui soit assez nerveux avec une réponse directe, facile à doser, et non une caisse de résonance qui aurait donné un caractère sombre à n’importe quel morceau. Je sortais aussi de mon panel ceux dont le prix et le gabarit étaient rédhibitoires. Adieu Pleyel, Gaveau, Bechstein… Il en restait cinq, et tous les cinq je les ai essayés, re-essayés, avant de me fixer sur deux.
Une pause et une heure de jeu après, j’avais fait mon choix. Un petit piano droit, d’une marque inconnue, d’une trentaine d’années, avec une attaque et une réponse qui me correspondaient, à un pris de location raisonnable. Je retournai donc chercher mon Eaque pour lui signifier mon choix. La machine était lancée.
Un mois après, les déménageurs le déposaient dans mon salon. Il faut dire qu’il fait un peu tache, lui marron dans un mobilier essentiellement noir et blanc, mais cela m’importe peu. Il est bien éclairé, dans une pièce assez grande, je peux jouer la fenêtre ouverte les après-midis, les voisins ne sont pas trop incommodés par son bruit, et il y a une sourdine pour les exercices d’insomnie. Bien sûr, il m’aura fallu quelques heures pour que l’on s’apprivoise, et même maintenant je continue à faire quelques ratés au niveau de l’appui des notes, ratés qu’il ne me pardonne pas. Certes, il y a ce si qui sonne mal, et le mi et le fa qui ne reviennent pas une fois sur trois. Mais maintenant, quand je joue, j’ai l’impression de faire corps avec mon instrument, d’en jouer, même à un niveau aussi modeste que le mien ; et non plus de taper sur des touches qui me renvoient un son comme c’était le cas avec mon premier clavier. C’est une question d’ensemble, de cohérence.
Et il me faut encore un petit moment pour lui faire donner toute sa mesure, pour commencer à jouer, à appuyer vraiment sur les touches, à chanter avec lui.
Et ça, tout comme voir mes potes qui jouent avec quand ils viennent, à la fois amusés ou intimidés (il faudrait d’ailleurs dresser un portrait de l’ami en pianiste), ça n’a pas de prix.