Marre des ces règlements liberticides. Il avait envie d'un café clopé, depuis bientôt dix jours qu'il était sorti du sommeil et qu'il arpentait cette minuscule chambre, il n'y avait pas eu droit. Il emmerdait les infirmières. Elles pourraient toujours râler une fois le paquet terminé.
Après tout, si l'autre connasse avait respecté son règlement, le Côde, il n'en serait pas là. Sa vie ne serait pas sur une voie de garage en attente de sortie. Bientôt, lui avait dit le médecin. Bientôt il pourrait revenir à une activité normale. Comme dans les les Guignols, tiens, une vie de marionnettes.
Les souvenirs sortaient peu à peu du brouillard, un à un. Ce sont des faits banals quand on y pense, un bête accident de moto sur une autoroute parisienne. Une remontée de files, une voiture qui déboite brusquement, au dernier moment, sans prévenir, il l'avait prise de plein fouet. Projeté quinze mètres plus loin, par miracle toujours entre les deux files. Il avait eu beaucoup de chance, de la chance qu'il avait favorisée. Casque Arai Quantum, blouson Furygan en cuir renforcé, gants Béring en cuir, chaussures Alpine Stars, le tout sur sa Ducati Monster 796, son petit bijou qui lui avait coûté plus d'un an de sacrifices, un truc que des non-motards ne peuvent pas comprendre. Toutes ces marques avaient protégé le corps, son corps, lui, Jérôme, et une partie de ses souvenirs. Le capitalisme lui avait sauvé la vie.
Le reste était encore cotonneux. Des sirènes, ce pompier qui lui parlait sans cesse pendant tout le trajet de choses sans intérêt, de la pluie, de son week-end avec ses gosses, de ce qu'il ferait une fois sorti de l'hôpital... Tout ça pour le garder éveillé, sans doute, inutilement puisqu'il avait fini par sombrer dans le sommeil blanc. L'ambulance, ses innombrables rangements de pilules et bandages en tout genre était son dernier souvenir. Jusqu'à cette chambre impersonnelle. Deux semaines de sommeil, de ce qu'on appelle coma. Le mot est étrange, d'ailleurs, κῶμα en grec, « sommeil profond », coma stade 3 dans son cas, assez curieux d'après le médecin. En principe il n'aurait pas dû avoir d'étape consciente entre le « traumatisme » et le réveil. Sympa le toubib. Pourtant il avait des souvenirs. « Enfin, chaque cas est unique », il paraît.
Avait commencé la ribambelle de tests. Le fauteuil roulant, puis assez rapidement la marche. Jérôme avait pris conscience, pour la deuxième fois, de la puissance de son corps, de cette mécanique sans poulie qui réapprenait, l'espace d'une heure, presque rien, à mettre un pied devant l'autre. Le festin qui suit une longue période de jeûne. Il avait observé ses mains se contracter, ses pieds retrouver leur motricité, sous le sourire bienveillant des infirmières. Il avait reçu des visites, aussi. Quelques amis, certains qui n'auraient pas pu ne pas passer, d'autres dont la venue l'avait agréablement surpris, dont il n'aurait pas soupçonné la présence, et pour lesquels il n'aurait probablement pas fait le déplacement, pour tout dire, avec une certaine honte. Sa femme aussi, Claire, matin et soir. Claire avec qui il avait fait le tour du monde, Claire qu'il aimait plus que tout, qui lui faisait péter les plombs quand elle se mettait en colère, qui l'avait encouragé à acheter la moto de ses rêves. Il l'aimait, la détestait aussi parfois. Des sentiments entiers, francs, à la mesure de ce qu'il éprouvait alors que sa tendance générale était au demi-mot, à la tiédeur, à la mesure de chaque chose puisqu'aucune chose ne portait sens. Claire, et Ophélie aussi. Il avait compris que c'était elle, à la description qu'en avait faite l'infirmière. Ophélie, à l'opposé de Claire, une pluie mouillée tout en rires qui savait se dépouiller jusqu'à n'être qu'une flamme bleue, une fleur de Bunsen. Elle était venue, restant quelques minutes sans rien dire puis partait. Depuis que Jérôme s'était réveillé elle n'avait pas reparu. Peu étonnant, tant elle était aux marges des choses, tant elle tenait à ne pas prendre de place, à tel point que lui effleurait l'idée qu'elle était une production de son esprit. Il ne la connaissait pas mais elle faisait partie de son paysage mental. Depuis son adolescence elle était là, rôdant autour de lui dans les charnières de sa vie. « Sur l'onde calme et noire où dansent les étoiles la blanche Ophélia flotte comme un grand lys ». C'est en première, en découvrant ce poème qu'elle lui était apparue, donnant un sens miroitant à la folie de ce monde. La rousse folle répondant à sa détresse par un chant de folie. Il avait eu le temps de l'apercevoir, souriante, aux côtés de la Ducati défoncée.
Il n'en avait jamais parlé, à personne. La porter en mots l'aurait déflorée sans même arriver à frôler l'intensité de cette présence si ténue.
Il avait donc continué son chemin, pas si mal ma foi, songeait-il fumant toujours. Le café circulait dans son corps, la fumée venait ventiler ses idées. Il observait le boulevard de l'Hôpital du haut de sa fenêtre. Il pleuvait à verse, les gens couraient comme ils pouvaient. Se protégeant avec un journal, le manteau tiré, tête nue... Les plus prévoyants avaient pris leur précaution, et il observait d'en haut le toit circulaire des parapluies. Ils se mouvaient lentement, gris, noirs, rouges, bleus, multicolores, majestueusement, comme mus par leur propre volonté. A quoi pensaient-elles, ces toiles ridicules tutoyant les nuages ? Qu'il fallait s'activer, que c'était dommage de ne pas avoir inauguré cette petite robe, que le petit serait trempé et malade ce soir... les pensées voletaient et il se demandait si l'un de ces abris se dirigeait vers lui. Non, certainement pas. Depuis que la sortie se rapprochait, les visites s'espaçaient, le temps rentrait peu à peu dans ses gonds, Jérôme redevenait le collègue, l'ami, le pote de soirées belote et quittait son statut de grand blessé. Ainsi vont les choses, qui circulent plus ou moins lentement le long des boulevards. La vie c'est comme des parapluies sous une pluie parisienne. Abrités, on circule vers le point B ou on flâne, cherchant celle à qui on proposera un p'tit coin de paradis tout en observant ses congénères rouler avec nous vers la fosse.