L'antichambre
Depuis un mois et demi environ, je vais voir une femme. Souvent le soir, à la tombée de la nuit, une femme vers laquelle j'ai été orienté par une autre femme. Il ne saurait en être autrement, étant donné la répulsion que j'éprouve envers les hommes et leur crasse vulgarité.
Elle travaille dans le quatorzième, en plein Paris, pas loin de Montparnasse, dans un immeuble à l'intérieur d'une jolie résidence donnant sur une cour. La galère pour se garer, un dédale de rues à sens unique avec de petites places déjà prises. La prochaine fois j'irai en moto. Comme elle me l'a dit quand je lui objectais pluie, périphérique bondé et dangers de la route, « on ne meurt que quand on a fini son temps, pas avant. » Phrase choquante à bien des égards, mais qui me donne espoir.
Son appartement de travail, que je répugne à appeler « cabinet » bien que l'image de déversoir à merde qui y est associée serait plus adaptée, est au premier étage. Arrivant en avance, j'attends, installé dans le petit fauteuil devant la porte, et je réfléchis, à ce que je vais raconter, à ce qui s'est passé depuis la dernière fois, aux raisons qui m'ont amené ici. Une antichambre, espace préliminaire et indistinct. Mi-privé, mi-public dans lequel la lumière ne s'allume que si l'on appuie dessus. Ne bougeant pas on a la sensation de faire partie des murs, d'être avalé par le bâtiment. De devenir pierre, mauvaise pierre parisienne.
Je parle avec cette dame, une vieille dame qui a des airs de Mamy amérindienne. Je lui raconte des trucs, je décharge dans l'intimité de son salon toutes les choses qui me font souffrir. La douleur que je ressens, mon manque de confiance en moi, les erreurs que je reproduis, la chape de plomb qui m'empêche depuis des temps enfouis de vivre les émotions de manière authentique, les couvrant d'un voile de verbes.
Et on parle, trois quarts d'heure toutes les deux semaines. On parle, on dévide les écheveaux pour remettre en ordre les pelotes mélangées, pour retrouver une orientation qui me rendra meilleur. C'est son métier : aider les gens qui souffrent. Je n'aurais jamais cru un jour me tourner vers ce genre de personne. D'une part je ne méritais pas de prendre soin de moi. Et pourquoi écouter mes jérémiades ? Les problèmes, on se les crée, on doit savoir les régler. Non ? Enfin, ça me coûte un bras et il y a plein de choses plus urgentes. Le bien-être, on verra plus tard !
Comme quoi, il n'y a que les cons qui ne changent pas d'avis. Je me sentais tellement mal à un moment donné qu'il a fallu admettre que j'avais besoin d'une explication. Pour être aussi spontané que celle qui partage ma vie, pour savoir rire et quitter ce masque de tristesse dont je ne me départis jamais, pour savoir réagir aux souffrances et joies des autres sans m'en protéger, pour tendre à la sérénité.
Ce n'est pas simple de se mettre à nu devant une inconnue. Je crois que je ne pouvais pas faire autrement. J'ai pleuré, dès la première fois, et depuis je craque, je vibre, plein de choses se passent dans mon ventre. C'est paradoxalement apaisant de se dire qu'il y a encore tout un mécanisme opérationnel insoupçonné. J'ai envie de pleurer par moments, défois je gueule et je balance comme hier un grand coup de pied dans un ordinateur défaillant. Je prends conscience de mon corps, de mes désirs, de mes colères, par soubresauts. Un peu comme la vieille AX que j'avais achetée une bouchée de pain et remise en route il y a quelques années. Elle refuse de bouger, pétarade, fume blanc, gris, noir, et elle a fini par partir. Elle doit encore rouler.
J'en suis là. Je. Je. Je. Il est à la fois moi et des milliers d'autres humains et animaux hurlant dans les entrailles de la terre qui me relie à eux, il est aimable infiniment, terriblement haïssable. Je pétarade mais ça va venir, il faut juste ne pas oublier dans le pic de tristesse qui m'a envahi toute la journée que je suis vivant, vivant et humain dans un monde qui changera de forme jusqu'à la mort. On aura la mort, l'éternité pour être raisonnable et conforté dans les certitudes.