L'ennui
L'ennui.
Un mot terrible que celui-ci, terrible et ambivalent, tant il fait appel à des réseaux d'images. L'ennui est ce que l'on redoute et ce que l'on recherche à la fois. Combien de fois avons-nous aspiré, pris dans la tourmente du travail et des interminables choses à « faire », à avoir le temps de s'ennuyer ?
Ce temps, en fait, on ne l'a jamais, il est toujours comblé par une activité pour oublier de réfléchir à soi.
Longtemps je me suis imaginé le paradoxe de l'écrivain. Un départ amusant de roman, presque. La figure du prisonnier rejoint pour moi celle de l'écrivain, reclus qu'il est dans une immobilité forcée. A la fois rebut et objet de débat de la part du monde qui va sans lui. Julien en prison, tourmenté par Mathilde et Madame de Rénal, ou Fabrice del Dongo dans sa tour Farnèse conversant silencieusement par la fenêtre avec la belle Clélia.
Ne serait-ce qu'aujourd'hui, je pourrais faire plein de trucs, autant de choses à accomplir, ou à continuer. Le piano m'attend, la clarinette est sagement rangée dans sa mallette, les livres que je m'étais promis de finir dans le week-end n'ont guère avancé, la terrasse doit finir d'être nettoyée, la moto d'être remise en route, les cours de la semaine d'être peaufinés, les Inactuels sont toujours en cale sèche... Mais rien, je m'en fous, tout ça peut attendre. Et c'est péniblement que j'allumai mon ordi.
En fait l'écriture a une fonction d'ameublement temporel. Ikea escritura, on écrit parce que l'on a des pièces de temps à remplir, un ordre qui doit se superposer au bazar de nos pensées dérivant dans des directions nébuleuses que l'on n'ose pas prendre. On n'écrit pas pour s'accomplir ou pour répondre, le « bon qu'à ça » de Beckett, tout ça c'est des conneries. On écrit par lâcheté. Faire joli, enguirlander les gens et les situations insupportables à démêler dans la vie quotidienne. C'est plus simple de dire « ta gueule » à sa mère dans un roman que d'oser lui dire merde devant la bûche de Noël après tout. Elle ne répondra pas. En écrivant on maîtrise, on a un clavier infini et personne pour nous dire que telle interprétation est la bonne. Ca me rappelle mon ancien prof de piano qui rêvait d'un clavier circulaire, sans limite, je l'ai trouvée très belle cette image de l'interprète enfermé dans son instrument. La liberté absolue. Finalement, ça revient au même, on s'ennuie quand on est libre, parce qu'on aime pas voir la sale gueule que l'on a. S'ennuie celui qui se répugne : in odio sum, littéralement je suis odieux à moi-même, pour moi-même tant je ne vois dans ces moments-là que les verres à moitié plein que je ne cesse de plaindre.
Longtemps que je n'avais ressenti cette impression de ne rien avoir envie de faire, et je déteste ça, sans doute est-ce à cause du fait que je me suis chargé d'activités, de choses à accomplir, de promesses, de défis personnels. Et l'homme étant par nature un tonneau des Danaïdes, nul doute que je ressentirai vite d'autres envies qui iront dans je ne sais quelles directions. Le violoncelle ? La photo ? Mais là, rien. Je suis en nuit, tant je n'arrive pas à me projeter dans une activité. Tout est question de motivation, de méthode Coué. « Allez, écris cet article, ça te lancera », et ça va marcher, sans doute. Sans doute sera t-il déséquilibré, mal foutu, baroque à certains égards, barocailleux si j'ose dire, à en mettre le bourdon aux âmes charitables qui le fréquentent.
Ca va déjà mieux, d'ailleurs, comme quoi.